LE NOMBRE, LE LANGAGE,
LES ENFANTS SOURDS...

          « Les nombres sont une libre création
de l'esprit humain. Ils servent à saisir,
        plus aisément et avec précision,
 la diversité des choses »

Dedekind


SOMMAIRE
 

 INTRODUCTION

1. LA CLASSE  MATHÉMATIQUE

1. 1. Objectifs de ces deux semaines « mathématique »

1. 2. la situation de recherche mathématique

1. 2. 1. Compter les enfants présents dans la classe

1. 2. 2. Le « jeu de la tombola »

1. 2. 3. Le « jeu des 4 »

1. 2. 4. La mesure de longueur

1. 3 . Les jeux mathématiques

1.3.1. Le « jeu de l'Oie »

1.3.2. Le jeu « J'achète » de Nathan dès l'âge de 6 ans

1.3. 3  Le « jeu de la banque » de l'Association Française pour la Lecture

1. 4. Phases de mise en commun

1.  5. La présentation d'albums de jeunesse

1.  6. Les projets

1.6.1 Création du jeu de l'Oie (1ère semaine)

1.6.2. La réalisation du livre « Mesurer avec un bout de ficelle » (2ème semaine)

1.  7. La lecture du journal « Semaine maths »

2. LE LANGAGE ET L'ENFANT SOURD

2 . 1. L'homme, un être qui parle

2.1.1. la question des origines

2. 1. 2. le langage, véhicule de toute culture

2. 2. Les fonctions du langage

2.2.1. Le langage est un instrument de communication

2. 2. 2. le langage est une expression de la pensée

2.2.3. Le langage dans l'apprentissage scolaire

3. CONCLUSION





INTRODUCTION

Nous pourrions écrire plusieurs définitions du « Nombre ». Pour le « Petit Larousse » : « Notion fondamentale des mathématiques, dérivant du besoin de dénombrer, de classer les objets ou de mesurer les grandeurs, mais ne peut faire l'objet d'une définition stricte ».
Cette définition indique bien que le nombre est fondamental pour les mathématiques, mais également pour l'homme qui l'a inventé. La fonction première du nombre était de garder la mémoire d'une quantité, par exemple, le nombre de bêtes dans un troupeau. Tout petit, l'enfant baigne dans un « langage » du nombre. Il prend beaucoup de plaisir et donne satisfaction à son entourage familial quand il récite une suite numérique. Nous pouvons noter en Occident l'importance de l'An 2000-2001, du passage d'un millénaire. Le nombre s'écrit. Il est la mémoire de l'histoire de chacun, comme la date de naissance. Il nous inscrit dans l'échelle du temps et dans l'Histoire de l'Humanité. Il nous a permis de rationaliser le troc, le commerce. Le nombre est propre à l'être humain. Le nombre est un objet mathématique mais, dans toute civilisation,  le nombre est également un objet culturel.

J'ai travaillé durant quatre ans auprès de cinq à six élèves sourds inscrits en cycle 3, dans une classe spécialisée, annexée à une école ordinaire. J'ai pu constater un décalage important entre la connaissance du « nombre en tant qu'objet et de son utilisation en tant qu'outil ». En effet, pour certains d'entre eux, la technique opératoire était intégrée : « concept en tant qu'objet », mais les enfants ne pouvaient pas l'utiliser pour résoudre des problèmes, n'y mettant pas de sens : « concept en tant qu'outil ». La suite numérique était connue, mais ils ne distinguaient pas les dizaines des unités. Ces élèves étaient confrontés à une difficulté dans l'activité intellectuelle en mathématiques. Ma rencontre avec des élèves sourds en classe était marquée par la pauvreté de leur vocabulaire, leur incompréhension face à un nouveau texte, un énoncé de problème… Les élèves les plus « performants » étaient en intégration «mathématique» au sein d'une classe ordinaire ; deux élèves sur cinq, la première année. Au cours des réunions de travail, ce projet  était souvent évoqué. Les enseignants traditionnels qui accueillaient un enfant sourd dans leur classe, constataient leurs difficultés face aux résolutions de problèmes. Au cours de mes quatre années d'exercice, deux élèves sont revenus en classe spécialisée, ne suivant plus l'intégration en CM2. L'un d'eux a poursuivi, mais vivait difficilement cette intégration. Aussi, l'enseignement des mathématiques était le plus souvent duel, sans possibilité d'échanges avec des pairs. Cette situation de dualité,  qui est intéressante pour aider l'enfant (particulièrement dans une notion non-comprise ), ne m'a pas permis d'avoir un projet pour la classe. Insatisfaite de cette approche en classe de mathématique, j'ai souhaité, durant cette formation, approfondir ma recherche sur :
« l'étude d'un projet d'activités, centré sur les fonctions fondamentales du nombre, chez des enfants sourds, ayant de grosses difficultés d'apprentissage, dans une classe spécialisée. »

 Durant ces années, ma priorité auprès des enfants sourds a surtout été la lecture au travers d'un projet pédagogique qui a permis de travailler en équipe, au sein de l'école spécialisée, avec des orthophonistes, une éducatrice sourde, mais aussi, au sein de l'école ordinaire pour aboutir à des productions (expositions, spectacles, livres, sorties…). Nous avons pu constater l'investissement, la motivation des enfants, mais aussi,  celle des adultes. Nous avons, chaque année, travaillé autour d'un thème fédérateur (la mer, le cirque, l'image, etc.…), et l'année dernière, autour d'auteurs de littérature pour la jeunesse ; nous avons alors rencontré deux auteurs, lors d'une « classe lecture », uniquement avec des enfants sourds ne s'exprimant qu'en  Langue des Signes Française.

 Riche des expériences mises en place autour de la lecture, je voulais dans ce mémoire, réfléchir sur la façon dont un projet pédagogique en mathématiques peut permettre de donner du sens au Nombre. J'aborderai :

- dans le chapitre 1,  l'expérience d'une « classe mathématique », en deux fois, une semaine. Nous avons, l'enseignante et moi-même, élaboré un projet pédagogique, centré sur les fonctions du nombre. Ces élèves, âgés de huit à dix ans, ne donnaient pas de sens au nombre. Le système décimal jusqu'à 100 n'était pas maîtrisé. Ils pratiquaient l'addition en ligne mais ne disposaient d'aucune stratégie de calcul mental réfléchi ou non. La mise en situation de problème, formalisée par un écrit très illustré, les rebutait et, même, une certaine analyse de l'image n'était pas connue comme, possible et porteuse de sens. Les élèves étaient très vite découragés face à l'erreur.
Partant de ce constat, nous avons mis en place deux semaines « mathématique » qui reposaient sur différentes activités que nous retrouvions chaque jour.
-   la lecture du journal (1/2 heure). A l'arrivée, chaque matin, les élèves découvraient
     le journal (une feuille A4 recto/verso) qui relatait la journée de la veille.
- les recherches mathématiques (1 heure). Les élèves avaient des tâches à accomplir : compter les élèves présents, comparer des objets, etc…
- les jeux mathématiques (1 heure). Jouer avec des jeux de société que les élèves ne connaissaient pas et qui demandaient une démarche mathématique (compter, calculer…).
- les temps de mise en commun (1/2 heure) en début d'après-midi. Les élèves expliquaient aux autres, le travail qu'ils avaient effectué le matin et leur stratégie de recherche.
- La présentation de livres de jeunesse (1/2 heure). Nous présentions trois à quatre livres de littérature de jeunesse, contenant une problématique mathématique.
- Informatique  avec le logiciel « Centurion », entraînement sur les nombres de 0 à 100.
- Un projet de production (1 h30). Chaque semaine devait se terminer par une production, réalisée par les élèves (le jeu de l'Oie, pour la première semaine, le «livre-nombre », pour la deuxième semaine).

Dans ce premier chapitre, j'essaierai de relier la pratique professionnelle à une réflexion théorique, en étant, bien sûr consciente que ces deux semaines de stage n'ont pas pour but de faire acquérir le concept du nombre à l'enfant sourd, mais d'entrevoir pour le futur, une approche des mathématiques qui pourrait favoriser l'appropriation des fonctions du
Nombre.
- dans le chapitre 2,  j'analyserai plus particulièrement la place du langage dans ces activités. En effet, travailler avec des enfants sourds, c'est partager leur handicap, c'est être confronté à cette difficulté de communiquer, de parler, de dire. Comment m'adresser à ces élèves ? Quelle langue utiliser ? La langue orale ? La Langue des Signes Française (L.S.F.) ? Peuvent-ils comprendre ? Pouvons-nous nous « entendre » ? Je souhaite que ces quatre années d'enseignement, et la formation que j'ai entreprise, m'aident dans cette réflexion.

1. LA CLASSE  MATHÉMATIQUE

1. 1. Objectifs de ces deux semaines « mathématique »

J'ai  effectué mes deux premiers stages pratiques à Paris, en deux fois, une semaine, dans la classe d'une enseignante avec laquelle j'avais, l'année précédente, participé à une  «classe lecture» auprès d'enfants sourds. Nous avions un projet de départ qui était une immersion, durant chaque semaine, dans les mathématiques. J'avais rencontré auparavant les élèves, leur annonçant notre projet de travailler ensemble dans cette matière. Les présentations étant faites, nous avons pu le premier jour, aborder directement le travail. Ces deux semaines devaient être « exceptionnelles » par rapport au quotidien de la classe. Aussi, le premier jour, chaque élève a reçu un petit dossier, marqué à son nom. A l'intérieur, se trouvaient l'emploi du temps, le journal n°1 « semaine maths », une feuille avec différents nombres découpés dans des magazines. Nous voulions « sacraliser » ce premier contact,  «ritualiser» ces moments, et, être dans une transmission culturelle. Le plaisir était partagé (avoir chacun une chemise avec une étiquette nominative) et nous participions tous et chacun, à la même communauté. Ces semaines étaient différentes, marquées par des nouvelles choses: aller dans les autres classes, compter les élèves présents, jouer à des jeux de société, ne pas travailler sur le manuel de mathématiques, avoir deux enseignantes en classe qui préparaient, échangeaient. Si la mise en route a été laborieuse au départ, lors de la deuxième semaine, les élèves ont été plus participants, connaissant le fonctionnement. Nous avions établi les objectifs mathématiques spécifiques suivants :
? investir sur le nombre en tant qu'outil, avec le système décimal et les diverses représentations.
? orienter nos activités sur les  fonctions du nombre
 - le nombre comme mémoire (première semaine) :
- mémoire de quantité qui permet de communiquer des quantités sans que celles-ci soient présentes. C'est l'aspect cardinal du nombre.
- mémoire de la position du rang qui permet d'évoquer la place dans une liste ordonnée. C'est l'aspect ordinal que nous rencontrons le plus souvent dans la vie quotidienne (calendrier, numéros de téléphone, numéros de rue, dossards…).
- le nombre comme moyen de communiquer des quantités :
- les différentes manières de représenter le système décimal (les boîtes « Picbille », les bâtons de 10, le boulier, les abaques, la monnaie, les doigts…).

- le nombre comme moyen de comparer des quantités :
« L'activité de comptage est en fait un moyen de comparer les ensembles sans établir de correspondance directe entre eux. La suite numérique sert en fait d'intermédiaire »

- le nombre comme moyen d'anticiper :
Le nombre sert aussi à prévoir des résultats pour des situations non présentes ou non encore réalisées. Les procédures mises en œuvre par les élèves relèvent, soit du comptage, soit du calcul.

- Le nombre comme mesure (2ème semaine) :
 Les longueurs, les aires, les volumes… , sont autant de mesures utilisées dans la vie courante. Les élèves ont comparé leur taille, se sont mesurés et ils ont recherché des objets ayant « n » unité de bout de ficelle, pour la réalisation du livre « Mesurer avec un bout de ficelle ».
« la fonction des instruments de mesure est de permettre d'associer à un objet un nombre qui sera sa mesure et de faciliter ainsi la comparaison entre eux . Les opérations de mesurage sont importantes. Elles permettent de mettre en évidence par la manipulation le fait fondamental qu'une mesure est un nombre associé à un objet ».

Je  présenterai et analyserai ici les  différentes activités proposées:
- les situations de recherche mathématique.
- les jeux mathématiques.
- la mise en commun.
- les albums de jeunesse, contenant une problématique mathématique.
- la réalisation du jeu de l'Oie, envoyé aux correspondants (1ère semaine).
- la réalisation du livre-nombre « Mesurer avec un bout de ficelle » (2ème semaine).
- le journal quotidien.
 
 
 

 La classe était composée de six élèves, de huit à dix ans qui sont de surdité sévère ou profonde. Ils n'étaient pas lecteurs et ils ne possédaient pas une bonne maîtrise du nombre. Leur niveau était de fin du cycle II. Les élèves ont été volontaires pour ces deux semaines «mathématique» et nous avons constaté tout au long leur engagement et leur implication  dans l'activité.
Nous avions défini un cadre pédagogique :
 - un emploi du temps a été distribué à chaque élève (journaux n°1 et n°6 en annexe 1et 3).
 - nous étions deux enseignantes qui nous engagions dans ce projet et qui nous relayions dans l'enseignement. Je pouvais être aussi référente du groupe et animer la séquence.
- un projet de production avec la réalisation d'un jeu de l'Oie qui devait être terminé
à la fin de la première semaine, et un « livre-nombre », pour la seconde semaine.

 De notre point de vue, deux temps forts caractérisaient ces semaines : « la lecture du journal » et « la recherche mathématique avec sa théorisation ». Pour les élèves, ce sont les temps de jeux mathématiques qui ont été fortement appréciés. Cet équilibre entre jeux et plaisirs, autant qu'entre effort et apprentissage, a permis aux élèves, comme aux enseignantes, d'investir ces deux semaines. Cette expérience professionnelle sert de support à ma recherche.
 

1. 2. la situation de recherche mathématique

1. 2. 1. Compter les enfants présents dans la classe

Lors de la première semaine, dès le premier jour, nous leur avons demandé, deux par deux, d'effectuer une tâche précise : compter les enfants présents dans les classes. La directrice étant absente, cette semaine là, elle nous a demandé de vérifier chaque jour l'effectif des élèves présents. Ces effectifs ont servi à comptabiliser les enfants présents à la cantine et au Centre de Soins.

Tous les élèves ont été mis en situation de recherche personnelle réelle: compter les enfants de chaque classe, tenir le relevé des données en utilisant un tableau à double entrée, traiter les données pour dégager les absences, utiliser différents outils de traitement et /ou de représentations, en fonction des compétences propres à chaque enfant. Tout cela n'a pas été si simple le premier jour !…
Les élèves ont utilisé deux procédures :

 - la procédure de comptage, qui nécessite l'emploi d'objets, de collections-témoins
 - la procédure de calcul.
« Calculer, c'est mettre en relation des quantités directement à partir de leur représentation numérique, sans passer par la réalisation physique d'une ou de plusieurs collections dont les éléments seraient dénombrés ».

- Pour cinq élèves, le nombre d'enfants dans une classe était représenté par une collection-témoin. Cette représentation analogique du nombre d'élèves, pour chaque classe, était utilisée grâce au boulier.
« 1ère rangée, 1ère classe », « 2ème rangée, 2ème classe »… Ensuite, l'élève comptait une à une les boules pour connaître le nombre total. Il pouvait ensuite, le représenter en système décimal avec les barrettes ou avec le boulier. Aucun des cinq n'a utilisé les signes arithmétiques (+,  - , =). Le dernier jour, nous avons montré à deux élèves qu'il était possible d'avancer sur la rangée du boulier et de poursuivre ainsi jusqu'au dernier enfant. À la fin, on obtenait directement une représentation décimale sans être obligés de recompter. Un des deux enfants a dû vérifier qu'il y avait bien dix boules sur chaque rangée. Nous voyons bien la difficulté qu'ont ces élèves à passer du concept quotidien (je compte un à un les élèves et j'ai besoin de vérifier, avec une collection-témoin, le boulier) au concept scientifique qui passe directement au «mot-nombre»…concept quotidien et concept scientifique développés par Vygotski : « Il précise que les concepts quotidiens se forment dans l'expérience, ont une portée immédiate, sont peu abstraits et ne forment pas de système, tandis que les concepts scientifiques sont transmis par le langage, ont une portée générale et forment des systèmes ».

- Pour un élève le nombre d'enfants dans une classe était représenté par le « mot-nombre », représentation conventionnelle qui lui a permis de calculer directement mentalement.
Il est à noter que ces enfants avaient déjà deux à trois ans d'école primaire et que, pour eux, la procédure de calcul n'était pas acquise, pas plus que l'écriture arithmétique. Mais nous pouvons supposer que ces enfants ont, au cours de ces années, rencontré ces signes arithmétiques. Les fonctions du nombre n'ont pas été conceptualisées, d'où un manque de sens, d'approches méthodiques pour résoudre cette situation de recherche. On voit alors toute l'importance de travailler autour de « collections-témoins » organisées et de prendre le temps nécessaire. En qualité de pédagogue, nous devons construire des outils avec les enfants pour qu'ils puissent être autonomes. Mais cette autonomie ne peut avoir lieu que si nous avons aidé, accompagné, pris le temps avec l'enfant, afin que cette notion soit conceptualisée.
Avec les enfants et, plus précisément les élèves sourds, nous devons formaliser une nouvelle acquisition. Une conceptualisation passe par le langage.
« La relation de la pensée au mot n'est pas une chose statique mais un processus, un mouvement perpétuel allant et venant de la pensée au mot et du mot à la pensée. Dans ce processus, la relation de la pensée au mot subit des transformations qui, elles-mêmes, peuvent être considérées comme un développement au sens fonctionnel du terme. Les mots ne se contentent pas d'exprimer la pensée, ils lui donnent naissance ».
 Je développerai dans le chapitre 2 , l'importance de la langue, et particulièrement de la L.S.F pour ces élèves qui présentent de nombreuses difficultés et, qui n'ont pas encore trouvé sens au nombre.

1. 2. 2. Le « jeu de la tombola »

Lors de deux premiers jours de la deuxième semaine, nous avons poursuivi ce travail autour des collections avec le « jeu de la tombola » : un plateau de jeu découpé en plusieurs portions. Dans chaque portion, se trouvait une timbale avec « n » jetons. Les élèves lançaient chacun leur tour, un dé, avançaient sur les cases, récupéraient leur timbale. A leur place, ils inscrivaient sur une feuille blanche, le nombre de jetons contenus dans la timbale et replaçaient, ensuite, celle-ci sur le plateau de jeu. À la fin du quatrième lancer, ils calculaient le nombre total, en ayant seulement le support papier pour résoudre l'addition. Les élèves ont été confrontés à une difficulté,  n'ayant plus la collection-témoin, mais des nombres écrits sur leur feuille ( annexe 6). Nous avons constaté que les élèves ne respectaient pas l'écriture des nombres de façon mathématique (espace entre chaque nombre) et n'employaient pas de signes arithmétiques. Nous avons ensemble analysé leurs différentes présentations et établi les critères de lisibilité qui facilitaient la résolution. Nous leur avons apporté une aide technique: une bande numérique et son cache qui a facilité alors le calcul. Après un certain entraînement ils ont pu effectuer des additions avec de petits nombres et écrire ainsi sur leur feuille la transcription arithmétique :  « 3 + 4 + 2 = 9. »

1. 2. 3. Le « jeu des 4 »

Dans le « jeu des 4 », nous avons travaillé sur le calcul pensé : obtenir 4 !  Trois élèves jouaient ensemble, l'adulte observait. Chaque joueur recevait  sept cartes indiquant 0,1,2 ou 3.  Le but du jeu était de réaliser un total de 4, en posant sa carte et ainsi de ramasser les cartes sur le plateau de jeu. Si le joueur ne pouvait pas poser de carte, il piochait. Le gagnant étant celui qui n'avait plus de cartes. Les élèves se sont intéressés à ce jeu. Nous avons pu observer leur procédure de calcul : compter avec leurs doigts, anticiper pour bloquer l'adversaire, poser un joker. Cette carte conduisait certains enfants à l'erreur, en lui donnant la valeur du nombre recherché (4), et non celui à trouver. Il y avait une carte  « 1 » sur le tapis de jeu ; il fallait donc poser une carte « 3 » pour obtenir un total de « 4 ». Développer le calcul pensé sur des petits nombres permet ainsi de trouver plus facilement des stratégies aux fins d'additionner des nombres plus grands ; passage à 10, à 5, voire également, à utiliser les doubles. Les enfants ont pris plaisir, se sont confrontés à une règle, en devant attendre leur tour, en gagnant, mais aussi, en perdant ! Tous ces échanges, parfois houleux, ont placé les élèves en réelle situation d'apprentissage (partager avec d'autres, anticiper, lire, compter, accepter de perdre, arrêter de jouer). Nous verrons, dans le chapitre 2, que ces échanges ont dû, à certains moments, être régulés par l'enseignant. Une langue commune est importante pour permettre de prendre de la distance par rapport à  l'action et envisager ensuite un autre angle de vue.

1. 2. 4. La mesure de longueur

 Nous avons, au cours de la deuxième semaine, avancé une autre situation de recherche autour de la mesure et, plus précisément, de la mesure de longueur. Cette recherche enrichissait le concept du nombre. À quoi sert le nombre ? Nous avons vu que l'activité de comptage est l' association d'un nombre à une collection. Mesurer des longueurs, c'est associer un nombre à un objet qui sera sa mesure et qui aidera à comparer les objets entre eux. Nous avons calculé les dimensions des bureaux. Certains élèves avaient de petites allumettes, les autres  en avaient des  grandes. Leur nombre,   associé au bureau « objet »  dépendait  du choix de l'étalon (petites ou grandes allumettes) et donnait les mesures. Le journal n° 8 (annexe 5) a ainsi permis de commencer cette recherche : classer les élèves du plus petit au plus grand ; par tâtonnement, au fil d'essais, les élèves ont voulu ensuite davantage de précision pour se comparer.
Deux élèves étaient visiblement de même taille. Comment savoir lequel était le plus grand ? Nous avions besoin de précision, de rigueur. Un élève a fait référence à la toise chez le médecin. Nous les avons mesurés, un par un, contre le mur, en prenant soin de les faire se déchausser et de marquer au crayon un trait sur le mur, suivi du prénom et de la date (8/02). Aucun des six enfants n'a fait référence au centimètre. Les élèves ont remarqué que chaque trait était suivi d'un nombre et ils ne comprenaient pas pourquoi c'était le même. Nous avons dû expliquer la fonction de ce nombre qui gardait la « mémoire » du jour où ils avaient été mesurés, afin de pouvoir comparer pour les mois suivants, de combien ils avaient grandi. Nous n'avons pas du tout abordé l'unité des centimètres, mais avons choisi une unité de mesure : un « bout de ficelle » de 10 cm de long.
Nous avons, le dernier jour, réalisé le livre « Mesurer avec un bout de ficelle » et avons associé un nombre à un objet, en nous référant à l'unité « bout de ficelle ». Cette production du livre clôturait la seconde semaine.

1. 3 . Les jeux mathématiques

Trois jeux ont été proposés : le « jeu de l'Oie », le jeu « J'achète » et le «jeu de la banque».

1.3.1. Le « jeu de l'Oie »

Nous avons commencé par ce jeu car nous devions en réaliser un, de même principe. Tous découvraient ce jeu. Nous avons pu noter, que ce jeu faisait partie de notre patrimoine culturel et que ces enfants, n'avaient pas eu l'occasion d'y jouer avec leurs parents. Certains élèves ne savaient pas avancer leurs pions sur les cases, comptant celle sur laquelle ils se trouvaient. Avancer, reculer, repérer les points du dé, attendre son tour, lire la règle, toutes ces actions n'ont pas été  simples pour tous et nous avons vu la nécessité de jouer avec eux, pour réguler les tensions, encourager et inscrire ces enfants dans un monde culturel.

1.3.2. Le jeu « J'achète » de Nathan dès l'âge de 6 ans

Le but du jeu est d'acheter les quatre articles inscrits sur sa liste de courses. Chacun à son tour lance le dé et déplace son pion sur le plan de jeu : « le supermarché ». Chaque joueur reçoit une somme d'argent.  Le gagnant est celui qui a acheté tous les articles de la liste. Les élèves ont eu beaucoup de plaisir à jouer, à manipuler la monnaie. C'est ce jeu qui fit l'unanimité. À la fin de la partie, les élèves n'ont pas été d'accord pour désigner le gagnant, entre celui qui avait tout acheté et celui qui avait encore beaucoup d'argent. Nous avons alors recopié au tableau les résultats que dictait chaque élève (nombre d'articles achetés, quantité d'argent) et avons demandé qui était le gagnant. Il a fallu tenir compte de deux contraintes : rechercher d'abord celui qui avait tous les articles de la liste ; celui-ci étant le gagnant. Puis continuer, par élimination, et comparer alors la somme d'argent. Se référer à la règle écrite a permis l'adhésion du groupe. La représentation par le tableau à double entrée a favorisé la compréhension. Le lendemain, les élèves ont reproduit eux-mêmes le tableau.

1.3. 3  Le « jeu de la banque » de l'Association Française pour la Lecture

Ce jeu est composé de trois catégories de cartes (point, étoile, carré) et d'un dé ayant les mêmes configurations. Chaque joueur reçoit dix jetons et chacun à leur tour lance le dé, pioche la carte correspondante, et la lit. La lecture des consignes présentait des difficultés, car elles donnaient des informations mathématiques mais qui étaient récurrentes. Les enfants devaient retrouver des mots connus (jetons, perdre, donner, autant…). L'adulte devait encourager les élèves car, très vite, ceux-ci voulaient abandonner ce jeu. Après plusieurs parties, ils y ont finalement trouvé un intérêt.

Ces trois jeux ont été expérimentés en alternance par demi-groupe. Durant ce temps, nous avions mis en route le logiciel « Centurion » et chacun a pu s'initier à plusieurs séries : à partir du tableau des nombres de 0 à 100, plusieurs exercices étaient proposés. Au départ, l'adulte a expliqué, observé l'élève et ensuite, l'élève a poursuivi seul. Chaque élève a travaillé durant les deux semaines avec « Centurion ». Ce logiciel est un bon outil d'entraînement sur les nombres (compter, retrouver le nombre dans le tableau, indiquer les dizaines, les unités…).

 Ces temps de jeux ont été fortement appréciés par les élèves. Ceci a permis d'engager les élèves dans ce projet de semaines « mathématique », entrevoyant par ces jeux, que les nombres pouvaient être aussi, source de plaisir.
 

1. 4. Phases de mise en commun

  Chaque jour, en début d'après-midi, nous organisions une mise en commun du travail, sur la recherche mathématique du matin. Durant la première semaine, les élèves qui avaient compté, devaient expliquer aux autres leurs démarches pour trouver le nombre total des présents. Nous écrivions au tableau leur méthode. Cette transcription synthétisait leur discours.  Nous la retrouvions le lendemain dans le journal. Ce temps de partage se faisait en L.S.F. et en langue orale. Nous devions mobiliser l'attention des élèves pour qu'ils se regardent, s'écoutent, car, très vite, ils discutaient entre eux et refusaient de participer. Convaincues de l'importance de ce temps, nous avons dû être très présentes, fermes, régulant leurs relations !

Lors de la seconde semaine, ce temps de mise en commun, cette nécessité d'expliquer aux autres la démarche de chacun s'est poursuivie avec une plus grande attention et une écoute réciproque. Il fallait donc apprendre à s'écouter, à respecter la parole de l'autre, et instaurer ceci n'était pas si évident. Nous savons aussi que ce temps d'écoute et d'échange n'est pas si facile à mettre en place dans une classe d'entendants. Chez les enfants sourds, il est important de poser un cadre spatial, de veiller à une bonne luminosité. Les élèves étaient donc assis en arc de cercle de telle manière que tout le monde puisse se voir. Nous devions installer les chaises à chaque séance pour la lecture du journal et pour la phase de mise en commun. La disposition spatiale est un paramètre indispensable pour envisager un temps de communication. Assis en cercle, sans le bureau risquant de faire écran, l'élève s'engageait à participer ou non à l'échange. Nous savions que certains élèves ont très peu de communication avec leur entourage, leurs parents. En classe, nous leur demandions de s'exprimer, de donner leur point de vue. Cette situation n'était pas habituelle et demandait des efforts pour expliciter sa pensée.

Ce temps de métacognition que nous avons retrouvé tous les jours est indispensable pour que l'enfant puisse se rendre compte que chacun, bien qu'utilisant une démarche personnelle, arrive au même résultat. L'intérêt de ce temps était de percevoir la pertinence de telle ou telle méthode, d'être capable de formuler sa démarche, ses choix de recherches, d'élaborer sa pensée. L'enseignant devait être un médiateur et ainsi permettre à chacun de s'engager dans un processus de construction mutuelle, de sens, par une réflexion sur l'action et l'expérience. C'est par le langage que ce temps de théorisation s'est construit. Trois élèves s'exprimaient en Langue des Signes Française, deux autres mélangeaient des signes sous forme de codes langagiers et de langue orale. Les enseignants, dans la reformulation, utilisaient l'écrit au tableau, la lecture en langue orale puis en langue signée.

Ces différents supports (l'écrit, les échanges, le matériel utilisé) permettaient à l'élève, petit à petit, de construire son savoir. « Le savoir n'est pas vu comme un produit mais plutôt comme un processus de constante interprétation. Il n'existe pas sous forme isolée chez un seul individu ; il est né de l'échange, il est toujours partagé : il est donc culturel. Le savoir est contextualisé. Il se construit et se structure à partir de situations particulières et chacun construit le sien, à partir de son histoire affective, cognitive et culturelle. »

 Je développerai, dans la seconde partie, les enjeux de la langue pour cette activité de mise en commun.

1.  5. La présentation d'albums de jeunesse

 Nous avons présenté quatre mises en réseau de livres,  contenant une problématique mathématique, au cours de ces deux semaines. Présenter des livres, c'est offrir aux élèves un atout culturel. Ces élèves étaient non-lecteurs et avaient, en début d'année scolaire, un comportement de refus vis-à-vis de l'apprentissage. La littérature pour la jeunesse peut être un moyen de réconcilier ces élèves avec l'écrit et au plaisir que peuvent donner les livres. Ces temps de présentations des livres…
…« disent simplement qu'un texte résonne de multiples façons avec d'autres textes, dans le fond comme dans la forme, et que les échos, ainsi mis en vibration, contribuent si on le souhaite, si on le peut, à la plénitude d'une compréhension ».AFL/INRP La leçon de lecture au cycle 2
 Les élèves ont été attentifs, ont manifestement pris plaisir à découvrir ces livres. (liste des livres annexe 7).

Nos avons alors proposé des présentations de livres «pour compter et pour numéroter» qui ont servi de support dans notre projet de production d'un « livre-nombre », une présentation sur « le temps qui passe, la mesure du temps », une autre sur le fait de « mesurer et de comparer » et la présentation d'un livre avec un problème mathématique qui illustrait notre recherche de problèmes, pour la réalisation de notre jeu de l'oie.
 Ayant déjà présenté des livres avec la présence d'un adulte sourd ou d'un interprète, j'ai constaté la différence dans l'appropriation que se font les élèves de l'histoire, quand les livres sont racontés en L.S.F. Les livres sont des objets culturels et il est particulièrement, voire essentiel, de permettre aux enfants sourds d'y avoir accès. La richesse des textes, des illustrations, tous ces écrits donnent du sens, apportent des points de vue différents, nous inscrivent dans notre histoire et dans « l'Histoire ».
Comme nous l'avons vu avec les jeux de société, ces enfants sont très peu sollicités par leur environnement familial. Leur déficience auditive peut les exclure du monde des entendants si nous ne sommes pas assez vigilants. Aussi, durant une semaine «mathématique», la présentation d'albums de jeunesse revêt toute sa place. La littérature favorise indéniablement une ouverture culturelle. Lire, ce n'est pas seulement apprendre dans les manuels scolaires. Une citation de Danielle Bouvet, orthophoniste, illustrera ce propos :
« L'acte de lire est essentiellement une activité de langage par lequel le sujet se met devant un texte écrit «en attente d'une signification» (J. Hébrard 1997, p.75). Cette attente de signification sera d'autant plus féconde que le sujet connaît l'univers des livres et manipule avec aisance le niveau de langue qui y est utilisé… En lisant des livres aux enfants,  des livres qui les « fascinent », on leur donne le goût de la langue écrite et le désir d'entrer dans ce processus « magique » de la lecture ».
 L'année dernière, les enseignantes, ou l'éducatrice sourde, présentaient une fois par quinzaine, une mise en réseau de livres, suivant un thème, un auteur, une maison d'édition… La semaine suivante, nous racontions un des livres en langue orale, puis en L.S.F. Les élèves empruntaient ces livres.
Ce temps, autour des livres, était «magique». Les regards pétillants des enfants nous encourageaient à poursuivre sur cette voie. Nous n'avons pas pu, lors des deux semaines «mathématique» mettre les livres en libre circulation mais la demande de les emprunter était vraiment présente.
 Aussi, créer un livre a été notre objectif, durant la deuxième semaine.

1.  6. Les projets

1.6.1 Création du jeu de l'Oie (1ère semaine)

Nous avons d'abord jouer au jeu de l'Oie traditionnel, en découvrant les rôles de différentes cases (enjeux : rejouer, avancer ou subir des contraintes : attendre un tour, revenir au point de départ). Il était donc question de l'importance d'une règle établie pour tous, dès le départ.
Selon ce même principe, nous avons inventé deux catégories pour les cases de notre jeu : les consignes et les problèmes. Nous avons inventorié les consignes rencontrées pour le  jeu de l'Oie. À propos des problèmes, nous sommes partis d'une problématique qu'ils avaient rencontrée en classe avec leur enseignante. Chaque enfant a inventé un problème qui avait un support dessiné et une question (annexe 8). Nous avons dû accompagner, aider individuellement les enfants pour qu'émerge une idée lorsqu'ils étaient confrontés soit à une difficulté pour dessiner, soit pour trouver la question relative au problème. Notre but étant de terminer ce jeu de l'Oie, nous avons dû précipiter cette recherche. Les élèves ont été fiers de leur jeu et ont pu le poursuivre la semaine suivante avec les autres classes de l'école pour, ensuite, l'envoyer à leurs correspondants.
 Le bilan de la semaine a fait l'objet d'un classement. Une seule activité a représenté un point franchement négatif : c'était l'invention des problèmes. Celle-ci était la plus contraignante pour les élèves.

1.6.2. La réalisation du livre « Mesurer avec un bout de ficelle » (2ème semaine)

Nous nous sommes appuyées sur les différents livres présentés ( Dix petits lapins, Foot, Tintin) qui racontaient une histoire, en associant un nombre compris entre 0 et 10. Les élèves ont dessiné les nombres sur la page de gauche et, pour la page de droite, ont dû rechercher des objets qui mesuraient « n » unités de bout de ficelle. Ils les dessinaient ou les photocopiaient. Ils ont montré un réel enthousiasme pour cette tâche. Ce livre concrétisait le travail de recherches sur la mesure. Aboutir à une production à la fin de chaque semaine clôturait positivement leur travail, leurs efforts, mais aussi notre engagement. Il est certain que ce n'est pas avec ces deux seules  semaines « mathématique » que les enfants auront acquis et conceptualisé les fonctions du nombre !…

1.  7. La lecture du journal « Semaine maths »

Le matin, à l'arrivée, nous lisions le journal rédigé par les enseignantes, à partir du bilan réalisé la veille au soir (à part le  journal n° 1 que j'ai écrit seule). Le rôle de cet écrit était de permettre, le lendemain de revenir sur :
- « ce qui avait été fait » avec la rubrique « nous nous rappelons » qui théorise, garde la mémoire, formalise.
- « ce qui avait été dit » avec les rubriques :  « j'aime, je n'aime pas ». Se rappeler ce que nous avons dit, où était-ce écrit, est-on d'accord ?

Le journal n° 4 le « test » et le n° 7 « gagner ou apprendre » (annexe 2 et 4)  ont provoqué une appropriation intime de ces écrits par les enfants d'une façon extraordinairement inattendue. Cette réaction tend à prouver la place primordiale de l'écrit chez eux… Le journal a permis un retour réflexif sur leur point de vue.
« Le journal en circuit-court est une production d'écrits qui présente la caractéristique d'établir un retour réflexif sur la vie de la classe, ses relations, sa manière d'apprendre, ses résultats : c'est le groupe qui écrit pour le groupe, à partir de sa vie de groupe en ouvrant, en approfondissant et en confrontant les points de vue. C'est un instrument de compréhension et d'analyse de ce que vit le groupe. Il est accompagné d'un temps de réflexion commune ».

 Lors de la deuxième semaine, dès le premier jour (journal n°6) les élèves sont rentrés rapidement dans sa lecture. Ils ne se sont pas contentés uniquement de la lecture  du titre, de la date, du numéro, mais ont cherché des indices en s'aidant également des dessins. J'ai été étonnée de leur participation, de leur écoute, en comparaison avec la première session. Cinq semaines séparaient mon premier stage pratique du second ; les élèves étaient dans cette classe avec l'enseignante depuis cinq mois. En septembre, ces élèves étaient  agités, avaient de grandes difficultés de concentration, ne supportaient pas l'erreur, étaient bien loin d'une démarche d'apprentissage. L'on peut penser que le cadre pédagogique mis en place, les objectifs visés par l'enseignante en lecture, ont finalement commencé à porter «leurs fruits». À la lecture de ce n° 6 les élèves se posaient des questions « Pourquoi c'est écrit Anne et Sylvie ?». Leurs échanges fournissaient les réponses. La fonction du « circuit-court » et de l'écrit prenaient sens.

Reprenons la réflexion de Jack Goody, anthropologue,  dans « La raison graphique » où il montre clairement, à partir d'une perspective historique, que l'acquisition de l'écriture dans les civilisations antiques et/ou primitives modifie globalement les modes d'appréhension du monde et entraîne l'accès à une plus grande objectivité. Il compare les sociétés « orales » avec les sociétés « qui ont l'écriture ».
« La logique, au sens formel, est étroitement liée à l'écriture. La formalisation des propos qu'on extrait du flux de la parole qu'on désigne par lettres (ou par des nombres) conduit au syllogisme. La logique symbolique et l'algèbre sont inconcevables sans qu'existe préalablement l'écriture ».

 « Hypothèse suivante : le syllogisme, en tant que structure de causalité, constitue la base immédiate de toute activité intellectuelle. Structurée dans l'univers culturel qui est le nôtre : le non-accès au syllogisme produit la grande majorité des échecs scolaires, ainsi que la plupart des problèmes graves de discipline scolaire. »

 Ces deux citations insistent bien sur la fonction de l'écrit qui conduit au syllogisme, et donc au raisonnement. N'est-ce pas là le rôle de tout enseignant ?

La lecture du journal, l'entrée dans l'écrit prennent tout leur sens à l'école, en mathématiques et auprès d'enfants sourds. L'écrit est un moyen de communication. L'écrit se voit, ne s'entend pas. L'écrit est permanent.
« L'écriture, surtout l'écriture alphabétique, rendit possible une nouvelle façon d'examiner le discours, grâce à la forme semi-permanente qu'elle donnait au message oral. Ce moyen d'inspection du discours a permis d'accroître le champ de l'activité critique, et de favoriser la rationalité, l'attitude sceptique, la pensée logique ».

Ces journaux sont écrits à partir de leur communication orale ou en langue des signes. Dans le journal n°7, Cyril a remarqué que l'on n'avait pas écrit qu'il travaillait sur l'ordinateur. Nous avons alors vérifié sur l'affiche de la veille et avons constaté notre oubli. Cyril participait habituellement peu, mais, pour ce journal, il avait quelque chose à dire : il ne s'y était pas retrouvé !
Cette relation entre écriture et mathématiques a été vérifiée dans le développement scientifique lors des civilisations passées.
« La connaissance de l'écriture qui s'accompagne d'une scolarisation de l'éducation a tendance à entraîner une plus grande «abstraction»,  une décontextualisation du savoir ».
Nous nous sommes appuyées également sur l'écrit, dans les situations de recherches, les jeux mathématiques, les projets de productions.
 

 Dans cette première partie, j'ai retracé l'expérience des deux semaines «mathématique», dans une classe de cycle II, pour enfants sourds. Nous avons, l'enseignante et moi, mis en place un projet pédagogique qui a nécessité de nous rencontrer plusieurs fois au préalable et pendant les  deux stages pratiques. Cet investissement partagé nous a motivées dans notre engagement et notre réflexion. Nous avons noté que, face à la tâche à réaliser, notre attitude et ce qu'on pouvait leur dire influençaient l'engagement de l'élève à poursuivre son travail. Ces élèves n'acceptaient pas l'erreur et abandonnaient à la moindre difficulté. Nous avons dû tenter de créer un réel climat de confiance. L'école ne devait pas être vécue comme un lieu d'échecs, de sanctions, mais plutôt comme un lieu d'échanges, de découvertes, d'apprentissages. Les jeux de société ont été un bon moyen. Les élèves vivaient des moments de plaisir au travers de ces jeux. Egalement, ils manifestaient, dans des situations mathématiques une certaine satisfaction quand ils comprenaient ou réussissaient.
Travailler en classe spécialisée, c'est aussi travailler avec d'autres partenaires (orthophonistes, intervenants sourds, enseignants…). Nous n'avons pas pu, durant ces deux semaines, partager entièrement ce vécu, avec ces différents professionnels. Mon expérience antérieure a assurément confirmé l'intérêt de travailler en équipe, pour enrichir nos questionnements. L'année dernière, en « classe lecture » nous étions, enseignantes, orthophoniste, éducatrice sourde, engagées dans  un même projet. Il était  pour nous essentiel que  cette « classe lecture » soit le désir profond de toute une équipe, et, nous avons dû argumenter, en ce sens, auprès de l'Etablissement. En effet, la lecture n'est pas la propriété de l'enseignant, mais de tout l'environnement de l'enfant. Nos regards croisés, notre approche différente, en tant qu'entendants ou sourds permettent de poser la problématique de la langue et soulèvent des questions, bien que souvent  posées, mais restant toujours d'actualité. Quelle langue pour l'enfant ?… Pour les apprentissages scolaires fondamentaux ?… Un vrai bilinguisme mais avec quels professionnels ?… Qui doit faire quoi et  comment ?… Toutes ces questions ont été au cœur des deux semaines mathématiques. La pédagogie des mathématiques que nous avons mise en place repose sur les interactions des élèves et de ces derniers avec les adultes. L'enfant n'apprend pas tout seul mais grâce à la relation aux autres. Nous avons sollicité les élèves dans leurs recherches mathématiques, pour échanger, pour partager des jeux, pour faire part de leur réflexion. Aussi, la question de la langue est vraiment cruciale. Je voudrais, dans ce deuxième chapitre, développer la question de la langue dans son acquisition en général, et particulièrement, dans l'apprentissage des mathématiques, pour des élèves sourds, dans une classe spécialisée.
 
 

2. LE LANGAGE ET L'ENFANT SOURD

 Dans le premier chapitre, j'ai souvent fait référence à la langue et j'ai noté l'importance de celle-ci. Dans cette partie, je développerai ce qu'est le langage et la langue et, particulièrement pour l'enfant sourd, sachant que ce n'est pas en quelques pages que je peux cerner ce vaste sujet. J'essaierai, par une vision plus générale, d'orienter ma réflexion sur l'apport de la langue dans l'apprentissage scolaire et, principalement, avec la Langue des Signes Française.

Les Instructions Officielles de l'Education Nationale dans « la maîtrise de la langue à l'école » précise:
« Apprendre à parler, c'est tout à la fois apprendre à échanger avec son entourage et à développer les différentes fonctions du langage. C'est aussi apprendre à s'intéresser au langage, c'est-à-dire jouer avec lui, faire du langage un objet de curiosité et de jeu. »

 Avant de poursuivre, il me semble intéressant de définir les termes « langage » et
  «  langue » du « Petit Larousse 1999 ».

Langage : Faculté propre à l'homme d'exprimer et de communiquer sa pensée au moyen d'un système de signes vocaux ou graphiques. Système structuré de signes non-verbaux, remplissant une fonction de communication : le langage gestuel.
Langue :  Système de signes vocaux propres à une communauté d'individus qui l'utilisent pour s'exprimer et communiquer entre eux.

 Dans ces deux définitions, seule la première, fait référence au langage gestuel sans spécifier « la langue des signes ». Ce langage est plus de l'ordre de la gestualité humaine universelle. Pour la définition de « langue », les rédacteurs n'ont pas ajouté, dans leur formulation, un « système de signes gestuels ». Nous voyons bien, que, par seulement ces deux définitions, tirées d'une édition récente (1999), apparaissent les méconnaissances qui existent autour de la langue des sourds.
La L.S.F. est définie par les linguistes comme une langue gestuelle, avec une syntaxe et une structure grammaticale qui lui sont propres. La L.S.F. est une langue visuelle dont l'accès au sens se réalise par un traitement simultané d'unités lexicales. Par comparaison, les langues orales sont organisées sur un axe temporel et linéaire. Je ne désire pas dans ce mémoire polémiquer à propos de la Langue des Signes Française, mais plutôt exposer, à partir de mon expérience auprès d'enfants sourds, dans une classe spécialisée, l'importance qui m'est apparue, s'agissant de la  L.S.F.

2 . 1. L'homme, un être qui parle

2.1.1. la question des origines

L'homme est un être qui parle. Pour ce faire il a besoin des autres. Les écrits sur les enfants sauvages, comme celui sur « L'enfant sauvage de l'Aveyron », montrent bien l'importance d'être parmi les hommes pour développer le langage. Des chercheurs en France, depuis quelques années, ont lancé un programme intitulé « Origine de l'homme, du langage et des langues », coordonné par un linguiste, J.M. Hombert, (article du journal « Libération » du 22/01/2001 «Homo erectus » de Nathalie Levisalles). Ils n'ont pas de preuves directes de l'existence du langage, mais ils ont recherché des preuves indirectes. L'archéologue F. D'Errico émet une hypothèse : le langage est apparu chez des individus qui avaient accès à la pensée symbolique.
« Les seules preuves indirectes d'une pensée symbolique chez les hommes qui vivaient il y a des dizaines de milliers d'années, sont des produits matériels, sépultures et objets d'ornement personnel… Avec ces parures, on communique quelque chose. Leur utilisation est liée à un code. »
Le linguiste J.L. Dessalles qui s'intéresse à l'Homo erectus vivant il y a 1,5 millions d'années, avance l'hypothèse d'un pidgin, langue sans syntaxe que parlent les adultes d'origine différente quand ils doivent communiquer. D'après lui, l'Homo erectus utilisait ce proto-langage sans syntaxe pour signaler des faits inhabituels, agréables ou non.
L'origine des langues se confond, semble-t-il, avec l'origine même de l'homme. L'exemple de la communauté de Managua, au Nicaragua, semble pouvoir nous éclairer sur cette ingénieuse origine de la langue, à partir de la recherche relatée dans le documentaire : « Les mystères du langage des enfants sourds » de Judith Bunting, diffusé sur la chaîne câblée «Planète». Après la révolution Sandiniste de 1979, une école pour une cinquantaine d'enfants sourds s'est créée à Managua. Le principe de cette école était basé sur l'acquisition de la langue orale et de la lecture labiale. Ces élèves, qui venaient de différents lieux autour de Managua, utilisaient une communication par gestes et par mimiques qui, très vite, s'est développée. Les enseignants, dépassés par cette communication et n'y comprenant rien, ont demandé à la linguiste américaine, Judith Bunting, de venir les aider à la compréhension de cette langue. Une observation et une étude minutieuses de ces signes ont permis d'avancer des hypothèses. Les premiers élèves de cette école étaient âgés de 15 à 16 ans et ont dû créer des signes, pour une communication de survie, venant tous de différentes régions, et ayant chacun leurs signes propres. Cette première génération de signes ou « pidgin » était une « langue d'urgence ». Les enfants plus jeunes, qui sont, ensuite entrés dans cette école, ont observé les signes des plus grands et les ont enrichis de grammaire. Judith Bunting a filmé toute la communauté sourde de Managua, racontant une même histoire à partir d'un court dessin animé. : « Mr Koumal » . Elle a constaté que les signes de la première génération étaient des références aux objets, à des classes d'objets. Les enfants de la deuxième génération faisaient deux fois plus de signes que les plus âgés. Leurs signes donnaient davantage d'informations sur la grammaire. Le linguiste Chomski a défendu l'idée d'instinct biologique pour le langage. La grammaire serait biologique. Cette deuxième génération d'enfants plus jeunes a créé une nouvelle langue : le « créole signé » Cette langue est devenue la langue de la communauté. Chomski, dans le film, dit : « Le cas Nicaraguayen est très important, car il y a eu création d'une langue, sans apport extérieur, et nous montre l'aspect inné du langage. » Le processus de maturation et d'acquisition d'une langue se situe entre 0 et 7 ans. Entre 8 et 15 ans, les capacités diminuent. Au delà, cela devient très difficile. Cette étude, menée par la linguiste américaine, est très intéressante et montre l'importance, pour un enfant sourd, ne pouvant acquérir une langue vocale, d'être, très tôt, en contact avec d'autres personnes sourdes (enfants et adultes) pour développer une langue gestuelle.

2. 1. 2. le langage, véhicule de toute culture

Le langage est également lié à la culture. Les valeurs et les savoirs acquis par l'enfant,  sont d'abord les paroles qu'il entend. En même temps que sa langue maternelle, l'enfant apprend les symboles qui structurent la vision du monde propre à la culture du groupe auquel il appartient. Cette imprégnation culturelle, cette assimilation à un monde humain, vont inscrire l'enfant dans la communauté. C'est dans la relation « symbiotique » entre la mère et son bébé que les bases du langage s'instaurent. De 0 à 6 mois, c'est une communication plurisensorielle : la vue, le toucher, l'ouïe, l'odorat, le goût, alimentent cette relation. L'enfant sourd et l'enfant entendant vivent dans ce même bain de communication et ont quasiment la même production vocale. À 6 mois, l'absence de babillage peut être un signe de surdité. En effet, la conversation qu'entretient la mère avec son enfant nécessite que cette dernière reçoive quelques messages de lui.
 « Le contact visuel joue un rôle très important dans ces premiers échanges tel que la surdité peut passer inaperçue, permettant ainsi à la mère de nourrir cette illusion anticipatrice si nécessaire à l'établissement de la conversation. »
 Mais, c'est surtout à l'annonce du diagnostic de surdité que la relation des parents avec leur enfant va changer. Les parents entendants peuvent s'arrêter de parler avec leur enfant. Danielle Bouvet a bien montré que l'absence de langage entraîne des lacunes graves chez l'enfant sourd.

 Si langage et culture sont étroitement imbriqués, nous pouvons dire que l'enfant sourd, s'il est en contact avec des adultes sourds, va être confronté à deux cultures : la culture des entendants et celle des sourds. Danielle Bouvet parle d'un sujet biculturel et bilingue.
« L'enfant sourd appartient à deux communautés ayant chacune leur propre culture, c'est-à-dire des façons particulières de voir les choses et de vivre selon des critères qui obéissent à des valeurs propres à chacune de ces communautés. »

 Pour s'engager dans ce devenir biculturel, la langue est un instrument. Danielle Bouvet, et bien d'autres chercheurs, affirment que c'est bien par la langue des signes que l'enfant sourd peut accéder au langage. Oliver Sacks, dans son livre «Des yeux pour entendre», cite Vygotski:
« Aucun autre outil que la langue gestuelle, ne permet d'atteindre plus directement les jeunes sourds, ni ne favorise plus simplement leur plein développement tout en respectant davantage leur différence et leur unicité. »
 L'école, voire les internats pour sourds, ont été un centre où la culture sourde s'est développée. La disparition progressive des internats a été positive dans la mesure ou, de plus en plus, une volonté de laisser l'enfant dans son environnement familial était préconisée. Mais, nous ne devons pas négliger que la langue des signes était, à l'intérieur de ces instituts ,véhiculée et transmise de génération en génération.
« La culture des générations passées est sauvegardée pour la génération suivante…Ce mode de transmission unique en son genre est au cœur de la culture sourde. »
 Actuellement, les associations de personnes sourdes constituent un moyen de transmettre la L.S.F., l'histoire sociale, politique, des sourds à un groupe culturel, ayant des préoccupations de personnes sourdes.

2. 2. Les fonctions du langage

2.2.1. Le langage est un instrument de communication

La parole est donc le signe distinctif de l'homme. Ainsi, la fonction primordiale du langage semble être la communication. Nous avons vu que la communication entre la mère et son bébé qui commence par un proto-langage va, petit à petit, devenir un langage plus élaboré. Mais, qu'en est-il du bébé sourd qui n'entend pas les paroles ? Il est, bien sûr, à noter que son acquisition du langage va dépendre de son degré de surdité, de l'approche de la communication dans sa famille, et d'un éventuel accompagnement parental par des professionnels, pour une éducation précoce. Les études auprès d'enfants sourds, ayant des parents sourds, montrent que l'acquisition de la L.S.F. se déroule de la même manière qu'avec la langue orale. Le premier signe apparaît vers 8 mois comme le premier mot de l'enfant entendant. Les parents sourds ont aussi une attitude anticipatrice devant les possibilités linguistiques de l'enfant. Un geste du bébé va être interprété par les parents comme un signe, qu'ils vont encourager à refaire. Cette anticipation joue un rôle fondamental dans l'accès pour l'enfant à la parole.
 J'ai pu remarquer, les années précédentes, que les élèves sourds que j'avais en classe, communiquaient par signes, pendant la récréation ou dans leurs moments libres. Ces élèves, trois sur cinq, étaient sourdes profondes et oralisaient parfaitement en classe. La venue d'un professionnel sourd à l'école, a complètement modifié le rapport des enfants à la langue. Avant, ils communiquaient entre eux, en mélangeant  l'oral et des signes. Le projet individuel de chaque enfant était basé sur la langue orale. La rencontre avec un professionnel sourd a permis un développement de la langue des signes. Même au niveau de l'école ordinaire, le regard porté sur la surdité a changé. Etre en contact avec des enfants qui oralisent fait parfois oublier aux enseignants traditionnels qu'ils sont sourds. Nos différents projets ont amené l'éducatrice sourde à travailler avec les enseignants ordinaires et des enfants entendants. La surdité a, là, été partagée : devoir faire un effort d'écoute, d'articulation… Les enseignants étaient désireux d'apprendre la langue des signes. Les élèves connaissaient quelques signes de base qu'ils employaient avec plaisir (bonjour, merci, cantine…). Aux différentes récréations, les élèves sourds restaient le plus souvent entre eux, jouaient, bavardaient en utilisant un «pidgin » de L.S.F. Quelquefois, ils partageaient des jeux collectifs avec les autres élèves de l'école ordinaire (foot, billes…). Mais le plaisir d'être entre enfants sourds était frappant, ce qui semble compréhensible. Seule, l'école intégrée était, pour eux, un lieu, où ils pouvaient communiquer entre pairs, avoir une complicité, des secrets, sans fournir d'efforts de prononciation ou de décodage. Aucun de ces élèves n'avait de parents sourds et ils communiquaient en langue orale avec leur entourage familial. L'école était, avant d'être un lieu d'apprentissage, un lieu de rencontres, de communications, où ils s'autorisaient à signer. Pour certains parents, la langue des signes était vécue très douloureusement. La présence d'un adulte sourd à l'école, depuis quatre ans, a modifié cet a priori sur la langue (exemples: «langue de singe», « trop de grimaces », « je ne pourrais jamais signer avec mon enfant »…). Les différentes réunions que nous avons organisées avec les parents, le travail mis en place en classe avec le professionnel sourd, ont permis l'acceptation de la Langue des Signes Française, voire, pour certaines mères, de suivre des cours de L.S.F.. Ceci, a pu déboucher sur une « classe-lecture », avec la L.S.F. comme langue première de communication et d'apprentissage.

2. 2. 2. le langage est une expression de la pensée

 Le langage n'est pas seulement au service de la communication. Il a aussi une fonction expressive. Olivier Sacks reprend les paroles de Vygotski :
« Le développement du langage découle de l'interaction de l'adulte et de l'enfant et, en intériorisant cet instrument culturel qu'est la langue, le met à la disposition des processus mentaux.»
 Dans le passé, les personnes sourdes étaient souvent considérées comme « folles » puisque ne s'exprimant pas vocalement et étaient, pour certaines, enfermées dans les asiles psychiatriques. La religion, elle, voulant sauver l'âme de ces personnes, s'en est intéressée. Et des prêtres illustres ont marqué leur époque et l'Histoire des sourds. Ainsi, l'abbé de l'Epée au XVIIIe siècle fonda pour eux une école à Paris et y introduisit les signes méthodiques, une pédagogie adaptée aux enfants sourds. Laurent Clerc, lui, au XIXe siècle plaidait pour la richesse culturelle, la tolérance et le respect de la diversité des hommes. Ils ont permis que des sourds reçoivent une éducation et puissent s'exprimer dans leur langue. Le Congrès de Milan en 1880 interdira la langue des signes et, durant un siècle, les personnes sourdes recevront un enseignement oraliste. Pour certains, cet enseignement aura pu leur permettre de suivre des apprentissages scolaires, mais, pour les sourds profonds prélinguaux, qui n'avaient pas acquis le langage, on peut imaginer le sentiment d'isolement et d'exclusion qu'ils ont dû subir. Comment pouvaient-il passer de la « sensation » à la « signification » ?
 En effet, les échanges sociaux et affectifs, aussi bien qu'intellectuels, sont présents dès les premières semaines de la vie. C'est le langage maternel qui donne une signification à la sensation en lui donnant du sens, en passant du monde perceptuel à un monde conceptuel. Penser, c'est donner du sens à des excitations, des stimulations venant de l'extérieur et/ou de l'intérieur.
 « C'est ainsi, et ainsi seulement, que le bébé peut passer de la « sensation » à la «signification », s'élever au-dessus de ces perceptions pour entrer dans l'univers des concepts et que son expérience peut, elle-même, se charger de signifiance, grâce à cette intériorisation du langage maternel »
 Nous avons vu que la relation du bébé et de sa mère est plurisensorielle. L'enfant a une sensation de « faim » et pleure. Les mots de sa mère, la satisfaction de la tétée, vont renforcer le narcissisme du bébé, et le conforter dans son « moi ». Plus tard, les réponses seront différées. Il mettra alors en place une représentation mentale autonome. Il tétera dans son coin, sucera son pouce.
 Dans ce « bain d'affect », processus de communication, puis processus de représentation et de symbolisation, l'enfant développe sa pensée. En partant de l'action, il agit sur le réel, puis parvient  à la conceptualisation et à la symbolisation où il utilise le langage.

Pour l'enfant sourd, né de parents sourds, ce « bain d'affect » se maintient quand la communication est en L.S.F. Pour l'enfant sourd, né de parents entendants, ce processus de communication, de représentation et de symbolisation, est, dans certains cas, peu présent, ce qui ne favorise pas le développement d'un langage, entraînant un probable retard, dans l'apprentissage scolaire.

2.2.3. Le langage dans l'apprentissage scolaire

L'environnement familial est primordial pour le développement de l'enfant. Également en classe, le climat pédagogique est déterminant pour l'apprentissage. Ce n'est pas tout seul que l'enfant apprend : il apprend avec ses pairs, mais aussi, avec l'adulte qui doit être le médiateur de son apprentissage.
Les travaux de Piaget, de Vygotski et d'autres, ont alimenté cette optique. Piaget parle de l'enfant en tant que sujet épistémologique, c'est-à-dire un sujet qui construit des savoirs. Il a développé l'importance de l'activité du sujet, dans la construction de ses savoirs. Toute acquisition est l'œuvre d'un sujet actif. Ceci est très intéressant pour le pédagogue aux fins d'orienter sa démarche pédagogique : rendre l'enfant actif. Mais l'activité de l'enfant devient efficiente et efficace s'il y a une interaction avec l'adulte. L'adulte va donner du sens à l'activité. Il va expliciter à l'enfant ce qu'il doit faire, lui donner son intention. Ensuite, l'enfant va se mobiliser pour cette tâche. L'adulte est là, pour l'accompagner, l'aider à aller jusqu'au bout de cette tâche. Vygotski a développé la relation entre apprentissage et développement en s'appuyant sur le concept de la zone proximale de développement : « La possibilité, plus ou moins grande, qu'a l'enfant de passer de ce qu'il sait faire tout seul à ce qu'il sait faire en collaboration avec quelqu'un, est précisément le symptôme le plus notable qui caractérise la dynamique de son développement et de la réussite de son activité intellectuelle. Elle coïncide entièrement avec sa zone proximale de développement. »
 L'apprentissage doit donc viser un seuil supérieur d'apprentissage. Bien sûr, ce seuil est difficile à cerner mais il est important, car il va entraîner pour l'apprenant (qu'il soit adulte ou enfant) un conflit cognitif. Il va être en situation de déséquilibre. Avant, il savait faire, maintenant, il ne sait plus. Ce déséquilibre doit être assimilable pour aboutir à une connaissance. L'adulte médiateur a toute sa place pour accompagner, encourager, étayer l'enfant dans son apprentissage. Ce déséquilibre signe souvent le passage du concept quotidien au concept scientifique décrit par Vygotski.

 Durant la semaine mathématique (cf. 1. 2. 4.), un élève a été déstabilisé quand nous avons généralisé le concept de mesure. En effet, les élèves devaient se comparer entre eux pour désigner lequel était le plus grand. Ils proposent de marquer un trait au-dessus de leur tête, en s'appuyant au tableau. Nicolas était le premier à être mesuré. Après échanges, ils choisirent d'autres critères de mesure, comme la toise du médecin afin d'être plus précis (pieds nus, bien collés au mur).  Ils indiquèrent les traits de mesure au mur. Ensuite, nous avons répertorié ces mesures sur le tableau du plus petit au plus grand. Nicolas arriva donc en troisième position. Et là, Nicolas n'accepta pas : « J'étais avant le premier au tableau, je dois rester encore le premier. » Cet exemple montre, il me semble, la difficulté de généraliser ce concept de « mesure de longueur » que l'on peut utiliser sur n'importe quel support. En effet, la longueur est une grandeur d'un segment. La mesure de la longueur est le rapport entre la longueur et la « longueur unité ». Ce concept est scientifique. Ce passage du concept quotidien au concept scientifique nécessite le langage. Les échanges entre eux et avec l'adulte permettent de formaliser leur pensée. Vygotski précise la portée du langage pour transmettre les concepts scientifiques. Dans cet exemple, les élèves ont été actifs, sont passés par plusieurs étapes : tâtonnements, approximations, précisions. Nous n'avons pas utilisé l'unité «centimètre», mais seulement, la comparaison des segments entre eux. Dans ces différentes étapes, les élèves ont échangé, argumenté. La toise du médecin, proposée par un élève a permis de poser un cadre et, donc, des critères scientifiques. On ne peut comparer des longueurs entre elles que si on utilise, pour chaque mesure, la même unité, le même point de départ. La rigueur permet de généraliser ce concept. Nicolas a manifesté son désaccord. Ses camarades lui ont apporté la preuve en lui montrant, lui signant, que la première mesure au tableau n'était pas la mesure de référence. La manipulation a favorisé l'échange. On pouvait montrer concrètement la différence entre les mesures sur le mur et celles sur le tableau. Cette situation d'apprentissage montre le lien étroit qui existe entre le langage et la pensée.

 Au cours de mes années passées auprès d'enfants sourds, j'ai souvent été heurtée par cette impossibilité d'amener les élèves à formaliser leur pensée, soit parce que la langue orale est difficile pour eux à approfondir, à expliciter leur pensée, soit parce que mon niveau en « L. S. F. » est trop succinct pour l'échange. Cette difficulté linguistique devient un «handicap». Dans les temps de mise en commun, durant les deux semaines « mathématiques », nous voulions amener l'enfant à raisonner. Raisonner est une fonction multiple. C'est aussi bien, argumenter, confronter, choisir, enchaîner, examiner, expérimenter, observer, ranger, expliquer…Lors de la première semaine, les élèves ne se souvenaient plus de ce qu'ils avaient fait le matin-même. En effet, se rappeler, se souvenir, c'est mettre des mots sur un vécu. Nous faisions systématiquement, au cours du bilan de la fin de journée, un récapitulatif écrit des différentes activités, classées chronologiquement. A partir de là, les élèves s'exprimaient sur ce qu'ils avaient aimé ou non aimé. Ils répondaient la plupart du temps par oui ou par non. C'est une première étape pour apprendre aux élèves à réfléchir, à se poser des questions. Danielle Bouvet écrit :
 « C'est au travers de toute une activité de manipulation métalinguistique que la mère introduit son enfant dans le sens de la question… Nous dûmes attendre trois mois pour faire jouer les élèves avec des questions qui leur donnaient l'occasion de formuler des énoncés, dans une activité métalinguistique toute gratuite. »
En classe spécialisée, nous devons trouver des outils pour lever la barrière de ce handicap. En semaine « mathématique », l'écrit a été un instrument. L'écrit, dans toutes ses déclinaisons : les croquis, les tableaux, les listes, les textes que nous reproduisions dans le journal quotidien. Nous nous sommes appuyées sur l'écrit, pour expliciter, pour formaliser, pour théoriser ce que les élèves découvraient, apprenaient. Ce journal était la mémoire du groupe sur lequel, nous pouvions revenir pour vérifier. Nous pouvions partager ce même langage, ce même code, mais cela demandait aussi que les élèves soient lecteurs. Ce qui n'était pas le cas. Nous avons constaté que les élèves se repéraient dans le journal en prenant des indices. Nous avions mis en place des aides de lecture (dessins, photocopie de livres…). L'étape suivante, que nous n'avons pas pu développer était la production écrite : écrire tout seul.
Au cours de la « classe lecture » de l'année dernière et de retour dans ma classe, nous avons poursuivi ce travail d'écriture du journal. Situation difficile pour l'élève, mais qui a permis de développer au fur et à mesure des échanges entre eux. L'écriture est un fait important car elle oblige, l'élève, à organiser sa pensée en la transcrivant en fonction d'un but, pour être comprise par le destinataire. L'acte d'écriture fait appel au raisonnement. La lecture du journal était animée par un enseignant, une orthophoniste et l'éducatrice sourde. Nous demandions aux élèves de signer mais aussi d'oraliser, pour d'autres élèves. Nous utilisions trois supports de langue : l'écrit, l'oral, la L.S.F. Ces temps de partage n'ont pas été si simples à mettre en place. Un cadre avec ses règles, (être assis en cercle, regarder la personne qui parle, attendre son tour, intervenir dans les échanges par rapport aux thèmes abordés) a été institué. La place de la langue était primordiale. La présence d'enfants ayant des surdités différentes et des moyens de communications différents ainsi que la présence d'adultes entendants et sourds ont amené à utiliser alternativement les deux modes de communication : la langue orale ou la L.S.F. Pour d'autres situations de classe comme raconter des contes par l'éducatrice sourde, seule la L. S. F. était pratiquée.
Nous avons pu noter l'aisance, le plaisir que les élèves avaient à écouter le conte mais aussi, à échanger. Les élèves progressaient aussi en  L. S. F. Ensuite, cette même histoire était étudiée en classe, en lecture. Les élèves ayant compris le sens, malgré la difficulté de certains écrits, rentraient dans l'implicite du texte. Nous avons institué à un autre moment, une fois par semaine, un temps de réunion seulement en L.S.F. animée par l'éducatrice sourde. Ces séances étaient riches : donner son point de vue, raconter un événement, écouter l'autre. Dans ces temps, nous respections les Instructions Officielles de « La maîtrise de la langue », pour le cycle III :
« Le langage ne sert pas seulement à agir ou à manifester un désir ou une émotion mais plutôt, à exposer, à expliquer et à convaincre. L'école, parce qu'elle est un lieu de formation intellectuelle et d'instruction, nécessite en effet un langage plus abstrait que celui de la vie quotidienne…C'est le langage qui permet de dépasser la violence et qui assure un espace de discussion et de confrontation. »
 Je n'ai vraiment pu réaliser ces objectifs avec mes élèves, qu'en passant par la L. S. F. comme langue commune à tous, avec la présence, évidemment, d'un professionnel sourd.
 Dans l'apprentissage des mathématiques, même si l'écrit est un instrument de communication, la L.S.F., pour ces élèves sourds, permet de clarifier les consignes, de formaliser, d'être dans une relation directe avec l'apprenant. Dans la classe spécialisée où j'ai effectué mon stage, un projet autour de l’enseignement de la L.S.F. aurait pu permettre aux élèves de progresser. J'ai constaté durant les deux semaines « mathématique » mais aussi lors des ateliers mathématiques, au cours de la formation, que certains concepts propres aux mathématiques, à la géométrie, ne sont pas encore « validés » par des signes communs, reconnus par la communauté sourde, consignés dans un dictionnaire bilingue L.S.F./Français. Il peut ainsi exister des disparités, voire des manques quant aux signes L.S.F. utilisés au sein des classes. Nous nous sommes heurtés à ces difficultés pour différencier les concepts de mesures : la mesure de longueur, la mesure de surface, ou la mesure de volume, ce qui ne favorise pas la conceptualisation.
 Sans véritable langue commune au sein de la classe, les apprentissages scolaires seront chaotiques. J'ai exposé cette difficulté en mathématique, mais nous la retrouvons aussi dans toutes les disciplines scolaires.

3. CONCLUSION

 Cette étude d'un projet d'activités, centré sur les fonctions du nombre, chez des enfants sourds, ayant de grandes difficultés d'apprentissage dans une classe spécialisée avait pour objectif que l'élève sourd donne du sens aux concepts qu'il rencontre. Donner du sens au nombre, c'est comprendre que le nombre, en tant qu'outil, est efficace pour la résolution de certains problèmes, que le nombre représente une quantité, qu'il permet d'anticiper, de calculer. C'est comprendre aussi que le nombre en tant qu'objet peut être étudié pour lui-même, c'est-à-dire pour désigner et connaître les nombres, la suite numérique, pour utiliser les règles de calcul, pour effectuer des opérations.

 Ces deux  semaines « mathématique » lors des mes stages pratiques, m'ont permis de mettre en place une pratique pédagogique innovante et de réfléchir sur les enjeux de cette pratique, dans l'enseignement des mathématiques. Nous avons essayé que ces élèves s'engagent dans un processus d'apprentissage où agir, donner du sens, réfléchir, échanger puissent être les fondements de notre action. Nous avons voulu développer leur appétence, leur motivation, leur entraide, leur communication. C'est un travail de longue haleine avec des objectifs à long terme. Ce projet a permis également de travailler à deux. Cette richesse de travailler à plusieurs, pour un enseignant, n'est pas à négliger mais plutôt à développer et à étendre avec les autres professionnels qui travaillent autour de l'enfant sourd. C'est à plusieurs que l'on apprend, autant pour les adultes que pour les enfants.
 

 Le rôle de l'enseignant comme médiateur pour la pédagogie des mathématiques est essentielle. Il doit mettre l'enfant dans l'action, mais aussi l'accompagner, gérer les interactions entre les élèves, avec lui. Ces interactions passent bien sûr par le langage. Pour ces élèves sourds qui n'ont pas de langage structuré aussi bien en langue orale qu'en langue des signes, les difficultés dans l'apprentissage sont importantes. L'enseignant face à des élèves sourds est confronté quotidiennement en mathématiques, mais également dans les autres disciplines, à une langue pauvre où existent seulement quelques mots vocaux ou quelques signes sans syntaxe grammaticale véritable.

 Ce constat dramatique n'est pas une fatalité et nous devons réfléchir et mettre en place avec tous les partenaires, des actions qui favorisent l'acquisition de la L.S.F, pour ces enfants sourds qui n'ont pas développé de langage. En classe, l'enjeu de l'enseignement est que l'élève sourd donne du sens à ce qu'il voit, à ce qu'il lit, à ce qu'il vit. J'ai voulu montrer, dans ce mémoire, en me servant d'appui, sur une pratique pédagogique en mathématique, que des élèves sourds en grande difficulté scolaire peuvent être dans une dynamique positive envers l'apprentissage. Enseigner dans une classe spécialisée permet de mettre en place des stratégies d'apprentissage soit individuelles, soit en groupes et laisse à l'enseignant une liberté d'action visant l'épanouissement de l'enfant sourd, ambition vers laquelle nous devons tendre.