SOMMAIRE
CHAPITRE 1 : HISTOIRE
Depuis la nuit des temps
Le siècle des lumières
Oppression ou ignorance?
Un renouveau
CHAPITRE 2 : LA
PENSEE DES SOURDS
Une langue pour penser
Un style cognitif particulier
Langue des signes et
apprentissages
L’intérêt du bilinguisme
CHAPITRE
3 : POURQUOI UN PROFESSIONNEL SOURD?
Et l’interprète ?
Un modèle
Apprentissages
Une place dans l’école
CHAPITRE 4 : CONSTATS
Des expériences bilingues
: DANIELLE BOUVET ET MARIE-THERESE ABBOU
L’ école LAURENT CLERC à Champs sur Marne
Petites observations : Sourd, oui, mais
non formé
En langue des signes
De langue des signes
Expérience personnelle
Question à des professionnels
sourds
Un bain de langage
De la LSF au français
Réfléchir sur
sa propre langue
Qu’enseigner en langue
des signes ?
Le conte et la bibliothéque
Concertation
Des lacunes
“Les sourds sont-ils nos barbares ?” disait Michel Benasayag, lors du colloque sur les professionnels de la surdité , il y a quelques années à l’école D. Casanova d’Argenteuil
En effet, dans l’antiquité, chaque peuple définissait comme barbare un autre peuple dont il disait qu’il ne possédait pas une langue , leur langue, celle qui était la référence de la nation. Or, si barbare est “celui qui ne possède pas de langue” , c’est parce qu’il se trouve dans une périphérie de l’humanité, no man’s land inquiétant entre l’homme et l’animal .
Mais, dans nos sociétés occidentales, où l’on tend de plus en plus vers une homogénéisation de la population, grâce aux progrès de la médecine, on attend de celle-ci qu’elle transforme les “barbares” d’hier, qu’elle les soignent, afin qu’ils se fondent dans la multitude .
Dans cette optique, nous pourrions considérer que les sourds sont des êtres malades, et qu’il nous faut donc , à tout prix, éliminer cette maladie pour qu’ils deviennent des hommes à part entière . C’est pourquoi les professionnels de la surdité, médecins, orthophonistes et enseignants, ont pensé depuis de nombreuses années que le jeune sourd devait absolument parler sans tenir compte de l’identité , ni de la spécificité culturelle de cet enfant qui n’entend pas ; plus récemment la publicité médiatique faite autour de l’implant cochléaire a tenté de nous faire croire qu’il en était fini de la surdité : en effet, un enfant sourd qui entendrait et parlerait, rentrerait alors dans le rang de la normalité rassurante !
Mais nous pouvons aussi admettre que les sourds constituent un peuple du silence qui a su produire sa propre langue, la langue des signes, ( des linguistes aussi crédibles que Stokoe aux USA ou Cuxac en France l’ont démontré ), et sa propre culture . Il existerait, par conséquent un peuple du silence avec ses propres dimensions et sa singularité, et il ne serait donc pas barbare !
C’est ce que les professionnels, et particulièrement les pédagogues,
ont redécouvert voici quelques années et, maintenant un grand
nombre d’établissements annoncent que le bilinguisme fait
partie de leur projet ( une étude du CNEFEI (1), en 1996, montrait
que 80% des institutions françaises accueillant des jeunes sourds,
déclaraient développer une pratique du bilinguisme ; selon
une étude de P. Sero--Guillaume, maître de conférence
à Paris III, en 1999 , 90,85% utilisaient à des degrés
divers la communication gestuelle ) .
(1) CNEFEI : Centre National d’Etudes et de Formation pour l’Enfance
Inadaptée
Mais chaque établissement a son propre fonctionnement :
le recrutement des professionnels sourds, leur fonction dans l’établissement,
le nombre d’heures qu’ils consacrent à chaque classe, l’accueil
plus ou moins bienveillant des professionnels entendants à leur
égard sont autant de paramètres qui fluctuent d’un établissement
à l’autre . Ainsi le bilinguisme est devenu une espèce “d’auberge
espagnole” où chacun trouve ce qu’il y apporte...
Le but de ce mémoire sera d’essayer de voir comment, avec le recul historique et l’observation d’expériences menées, l’enseignant spécialisé peut exploiter au mieux l’opportunité de travailler en collaboration avec un professionnel sourd dans une classe ; comment il peut utiliser avec le plus grand profit pour les élèves sourds, les quelques heures de présence de ce professionnel et les ressources qu’il représente .
Ainsi, après avoir fait un bref retour en arrière, sur
l’éducation des jeunes sourds par des pédagogues sourds ou
non, je poserai d’abord la question de l’élaboration de la pensée
liée ou pas à l’utilisation de la langue des signes par les
enfants sourds puis celle de l’intérêt de travailler en collaboration
avec un professionnel sourd . Je m’appuierai ensuite sur des expériences
diverses rencontrées et observées ou vécues, pour
rendre compte des possibilités de travail avec un professionnel
sourd pour essayer, enfin, de tendre vers un idéal de collaboration
entre ces deux professionnels de langues différentes .
CHAPITRE I : UN PEU D’HISTOIRE
Depuis la nuit des temps
La présence de sourds dans la population est signalée
depuis l’antiquité . Mais l’on peut penser raisonnablement que la
surdité est née avec l’humanité, et si l’on ne peut
dater l’apparition de la langue des signes, on sait que Platon a écrit
que les sourds de son époque communiquaient par signes . Mais pour
son disciple Aristote, seule la parole dans sa forme articulée témoigne
de l’existence d’une faculté de langage” : c’est pourquoi chez certains
Grecs, on jetait les bébés sourds dans des gouffres, et chez
les Romains, on les abandonnait au pied des statues où ils étaient
dévorés par les chiens.
En revanche, chez les Egyptiens et les Perses, ils étaient l’objet
de la sollicitude religieuse du peuple ( d’après F. Berthier ) .
Les sourds furent très tôt cités par les philosophes qui s’interrogeaient sur l’origine du langage . L’idée d’une naissance spontanée du langage en dehors de toute transmission sociale a entraîné de nombreux philosophes à utiliser l’argument des sourds pour justifier une théorie mimologique du langage naturel ( Platon ) . La référence aux sourds dans les écrits philosophiques est ainsi souvent présente dès l’Antiquité .
Au moyen âge, un sourd isolé dans son village faisait
partie de la vie communautaire, au même titre que “l’idiot du village”
, même si l’un des premiers à respecter un sourd fut Saint
François de Salles, qui évangélisa la Savoie avec
son compagnon Martin (sourd) .
De même Montaigne, dans ses essais, note : “nos muets disputent,
argumentent et content des histoires
par signes . J’en ai vu de si souples et formés à cela, qu’à
la vérité, il ne leur manque rien à la perfection
de se savoir faire entendre” .
Si, dès 1500, en Espagne, Pedro Ponce de Léon, moine bénédictin,
commença à éduquer quelques enfants sourds de la noblesse,
c’est en France au 18ème siècle à Amiens qu’enseigna
“ l’ancêtre “ de tous les professionnels sourds de l’éducation
: il s’appelait Etienne de Fay et il créa la première
école pour enfants sourds, dans laquelle il enseigna par gestes
. Il fut surnommé “ le vieux sourd-muet d’Amiens “ . Il avait réussi
à devenir professeur, architecte, et il enseignait en gestes à
des enfants sourds dans l’abbaye Saint Jean . L’école disparut après
sa mort . Au 17ème siècle, les sourds et les aveugles furent
pris à témoin dans la controverse qui opposa les partisans
de l’origine innée des idées à ceux de leur origine
sensorielle .
Les sourds furent utilisés par les philosophes pour asseoir
leurs théories . Ainsi, les cartésiens, pour lesquels le
langage existe comme fonction innée, d’essence divine, affirmaient
que les sourds en étaient la preuve . L’oreille n’étant qu’un
outil remplaçable, par exemple, par l’oeil, les sourds pouvaient
avoir un langage qui s’appuie sur leur réalité d’êtres
humains d’origine divine . En revanche, les empiristes, qui refusaient
cette idée de prédestination, assuraient que la fonction
du langage est créée par l’imprégnation sensorielle
: et c’est pour cela, disaient-ils que les sourds n’ont pas de vrai langage
.
Le siècle des lumières
Après ces “ querelles de clochers “ vint celui qui est cher au
coeur de tous les
sourds : l’Abbé de l’Epée (1712-1789) que la rencontre
avec des jumelles sourdes projeta au premier plan de l’éducation
des sourds . Il transforma même sa maison en école .
Il n’inventa pas les signes, comme beaucoup le pensent ( ils existaient
avant lui), mais il donna l’impulsion qui permit à ses successeurs
de continuer à enseigner aux sourds et à les considérer
comme des hommes à part entière (en1791, on reconnut que
les sourds bénéficieraient des Droits de l’Homme ) cet élan
aboutit quelques années plus tard au transfert de son école
rue Saint Jacques, par le gouvernement de la Révolution . Les “signes
méthodiques” de l’Abbé de l’Epée prenaient au langage
naturel des enfants sourds les signes exprimants des choses ou des idées,
auxquels il ajoutait des “signes grammaticaux” qu’il inventait lui-même
pour indiquer les temps, les personnes, les genres et les fonctions grammaticales
du français . Les “signes méthodiques” étaient une
méthode de dictée visuelle mais non une langue et ses successeurs
s’aperçurent que, souvent , les élèves ne comprenaient
pas ce qu’ils écrivaient . Toutefois, il faut reconnaître
qu’il fut le premier à fonder l’éducation des sourds
sur des signes qui venaient des sourds eux-mêmes .
Deux élèves sourds de son successeur, l’abbé Sicard, devinrent eux-mêmes professeurs de sourds ( Massieu et L. Clerc, qui emmena les signes méthodiques aux Etats Unis ) . Le collaborateur de Sicard, Bébian, proposa une éducation véritablement bilingue et assura que le recours à la langue des signes française (LSF) était indispensable pour développer l’intelligence de l’enfant sourd . A cette époque des sourds fondèrent eux-mêmes des écoles ( Massieu à Rodez, Comberry à Saint Etienne..)
Le milieu du 19ème siècle est une période riche
de l’histoire des sourds français : par exemple en 1836 il y avait
28 écoles et en 1868 , 54 écoles dans lesquelles l’enseignement
se faisait en langue des signes .La recherche sur la LSF vit le jour :
Bébian chercha une écriture de la LSF alors que l’abbé
Lambert et J. Brauland publièrent des répertoires de signes
; Rémi Vallade publia en 1854 une étude de la grammaire
de la langue des signes . Quant à Ferdinand Berthier, doyen des
professeurs sourds à l’institut de Paris de 1840 à 1850,
il fut aussi membre de la société des gens de lettres : il
fut le mobilisateur de la communauté sourde de l’époque qui
compta même des artistes ( le poète Pierre Pélissier
, le peintre Peyson par exemple...) . Il écrivit pour défendre
sa langue et son peuple et fonda, en 1834, la Société
Centrale des Sourds-Muets de Paris dont la vocation était d’animer
la communauté des sourds et d’organiser chaque année un banquet
en l’honneur de l’Abbé de l’Epée .
Oppression ou ignorance
Mais, dès le début du 19ème siècle, au sein même du “bastion gestuel”, J-M Itard, médecin chef de l’institut de Paris, ayant essuyé des échecs successifs dans l’apprentissage de la parole à ses élèves, souhaitait supprimer totalement la langue des signes pour l’éducation des jeunes sourds ; il finança même par testament une classe spéciale, à l’institut, dans laquelle tout recours aux gestes serait interdit .
Parallèlement, après 1850, certaines écoles
adoptèrent la méthode oraliste, déjà répandue
en Europe ( Allemagne, Italie..) . Réunis en mini congrès
à Paris en 1878, les partisans de l’oralisme préparèrent
un vrai congrès international prévu à Milan en 1880
.
Là, les professionnels de l’enseignement pour les sourds décidèrent
de l’adoption de la méthode orale pure et de l’exclusion des signes
de l’enseignement . Ils s’appuyaient d’une part sur la médicalisation
de la surdité : le développement des techniques électro-acoustiques
de cette fin de siècle permit l’utilisation des premières
prothèses auditives ; de plus, la non utilisation de leur appareil
phonatoire par les sourds les exposait, paraît-il, plus à
la tuberculose que les entendants!!
D’autre part, ils avancèrent que les signes ne permettaient
ni abstraction ni spiritualité et surtout, ils ne supportaient pas
ces gestes qui leur paraissaient trop sensuels ou trop simiesques! En réalité,
les oralistes ne pouvaient accepter que les sourds suppléent naturellement
par des signes au silence des mots . Ainsi ils soutinrent que : “les signes
sont un langage facile parce que le sourd-muet les apprend sans peine,
presque même inconsciemment . Pour l’obliger à se servir de
la parole, il faut lui interdire tous les signes et ne même pas le
laisser toucher à ce fruit enchanteur ...”
Christian Cuxac fait une interprétation socio-politique du phénomène,
soutenant que cette décision s’inscrit aussi dans le contexte d’uniformisation
nationale de la fin du 19ème siècle, époque de l’Ecole
de la République, dans laquelle tous doivent parler la même
langue .
A Paris, on mit à la retraite les professeurs sourds, les derniers
élèves sourds instruits par la “mimique”, ayant quitté
l’institut en 1887,.
Comme toujours quand on fait un martyr, on alimente en réalité
le courant contre lequel on se bat, et l’interdiction de la LSF comme mode
d’enseignement, ne fit que renforcer l’envie des sourds d’utiliser leur
langue .Et, bien qu’ ils furent opprimés, par l’interdiction de
leur langue durant un siècle , ils n’en continuèrent pas
moins à la transmettre . Particulièrement, parce qu’en cherchant
à “oraliser” les sourds, les professionnels de leur éducation
les réunirent dans de grands instituts où , bien sûr,
ils continuèrent de signer malgré les interdictions .
Pourtant, même si certains considèrent que les sourds
ont un retard mental sur l’échelle de Binet et Simon, Binet, lui-même,
dénonça en 1909 l’inefficacité de la méthode
orale pure . Il n’y eu pas d’écho .
On s’enfonce là dans une période d’obscurantisme vis à vis des sourds et ce rejet qu’ils subiront de1880 à 1991 ne peut être gommé d’une loi : c’est une histoire lourde qui se transmet encore d’une génération à l’autre, au sein de la fratrie, chez les sourds et qui, même transformée, apprivoisée, est toujours active . C’est pourquoi l’accroissement des interventions des sourds adultes en pédagogie, à partir des années 70-80, peut s’expliquer, en partie, par leur désir de renouer avec la tradition des professeurs sourds du 19ème siècle, avant Milan .
Ces nouvelles valeurs pédagogiques sont perceptibles au congrès de la Fédération Mondiale des Sourds à Paris en 1971 puis au congrès de Washington en 1975 .On notera, bien sûr, parmi les événements marquants de ces années-là, la création en 1976 de l’International Visual Theatre ( IVT ), par Jean Grémion, Alfredo Corrado et Bill Moody : ces deux derniers auraient pu arriver en France en lançant ( tout comme les soldats américains débarquèrent au cri de : Lafayette nous voilà! ) : Laurent Clerc, nous voilà! ( en effet, celui-ci, emmené aux USA par Thomas Gallaudet, avait emporté dans ses bagages les “signes méthodiques” de l’Abbé de L’Epée ) .
En 1977, les premiers cours de LSF sont dispensés et en 1982
a lieu, à Toulouse, le premier congrès national sur l’éducation
bilingue de l’enfant sourd .
Parallèlement, des expériences naissent ici et là
: création du Centre d’Education Bilingue pour les Enfants Sourds
en 1982 et les premières classes bilingues voient le jour à
Poitiers et à Châlons, créées par l’association
2LPE ( 2 Langues Pour une Education ) .
En 1986 a lieu la première marche organisée par le Mouvement
des Sourds de France, alors que les recherches des sociologues et des linguistes
mettent en avant l’importance de la LSF pour les sourds ( B.Mottez, Cuxac...
) .
Mais il faudra attendre la loi Fabius du 18 janvier 1991, qui reconnaît
aux parents le choix entre une communication bilingue ( français
et LSF ) et une communication orale pour l’éducation de leur enfant
sourd .Néanmoins à cette date tout reste à faire car
rien n’est dit dans la loi sur la formation et sur le rôle que peut
ou doit jouer cet adulte sourd, à qui l’on reconnaît , après
100 ans de rejet, le droit de transmettre sa langue aux jeunes sourds .
Il n’est d’ailleurs pas précisé explicitement que le choix
d’une éducation bilingue implique automatiquement la présence
de professionnels sourds dans les établissements . Toutefois, même
si, lors de la parution des nouvelles annexes XXIV , en 1988, la
loi préconise « l’embauche d’adultes sourds ayant une bonne
maîtrise de la LSF », aucune formation pédagogique n’est
prévue pour eux .
CHAPITRE II : LA PENSEE DES SOURDS
une langue pour penser
Les sourds pensent-ils? Voilà une question que les philosophes
se posent depuis la nuit des temps . Aristote les avait exclus de toute
participation aux connaissances : il faut préciser qu’en grec le
seul mot “ logos“ signifie à la fois “ parole“ et “ pensée“;
il considérait que “ seule la parole dans sa forme articulée
témoigne de l’existence d’une faculté de langage”.
Buffon, naturaliste et philosophe, en revanche, suggérait ,
en 1749 “qu’il serait possible de donner aux sourds de naissance des notions
exactes et précises des choses abstraites et générales
par des signes et l’écriture“ .
Mais la reconnaissance par tous, que les sourds puissent avoir une
pensée abstraite, avait encore bien du chemin à parcourir
avant d’être acceptée . Ainsi au 19ème siècle,
certains considéraient encore, que, sans langage, on ne pouvait
pas parler de statut d’être humain, mais plutôt d’animal, car
la pensée en dépend . C’est pourquoi on n’accordait, très
souvent, un statut d’être intelligent qu’aux sourds qui possédaient
la langue orale .
Même très récemment, le linguiste Martinet dans
“ Eléments de linguistique générale“, insiste sur
le “caractère vocal de la langue, qui est une dimension fondatrice
et nécessaire” .
Depuis Freud et les études psychanalytiques sur le fonctionnement
de la pensée, on sait que la maîtrise d’une langue est indispensable
à la structuration de cette pensée . Certains n’hésitent
pas à affirmer que “la langue est constitutive du sujet et inverse-
-ment, et qu’aucun sujet ne peut se constituer seul et hors langage”
. D. Bouvet (1)
Pour René Diatkine (2), l’accès au langage de tout enfant
passe par le plaisir de la dénomination qui serait «
un moyen de ne pas succomber à la douleur du désir
( de la chose convoitée ) et de transformer le désir en plaisir
de désirer » , que cette dénomination soit orale ou
gestuelle . Si l’enfant sourd n’a pas de langage oral ou très peu
, il se trouve donc privé de tous les plaisirs que procurent l’accès
au langage, si on
ne lui donne pas les moyens de cette dénomination .
On comprend le drame que vit l’enfant sourd, qui affronte l’incompréhension et pour qui le jeu avec les mots est rendu impossible .
1 : dans “ la parole de l’enfant sourd “ 2 : psychanalyste qui s’intéresse au langage
Il est évident que l’enfant sourd a besoin d’une langue maternelle
. Or les seules langues ”naturelles” que les jeunes sourds peuvent acquérir
spontanément sont les langues signées qui leur sont totalement
accessibles de part leur modalité visio-
-gestuelle .
Certains professionnels ont constaté que l’enfant sourd de parents
entendants, à la différence de celui de parents sourds, reste
très tard dans la désignation : si cette démarche
ne l’empêche pas de s’approprier le signe en tant qu’objet construit
en pensée, des difficultés d’appropriation des concepts sont
souvent constatées par les enseignants .
Or, rappelons que l’enfant sourd de parents entendants, n’a quelquefois
pas vraiment de langue lorsqu’il aborde la lecture à 6 ans ; tout
dépend de son degré de surdité et de son mode de communication
durant sa petite enfance, de la prise en charge précoce ou non,
du moment d’apparition de la surdité ( s’il est sourd pré-lingual
ou post-lingual son aptitude au langage oral sera très différente
) . Il va donc devoir, en partie, acquérir la langue française
à travers des procédures écrites, ce qui est tout
à fait particulier .
Même si l’enfant entendant découvre, lui aussi, le versant
écrit du français à l’entrée au cours préparatoire,
pour l’enfant sourd profond, il s’agit d’un mode uniquement graphologique
avec une faible conscience phonologique, voire une absence totale .
Pour ces enfants, sans oublier que les mécanismes d’acquisition
du langage s’intègrent dans des situations de communication, seule
une langue visio-gestuelle peut avoir le statut de première langue
. Cette langue existe et c’est la langue des signes française, utilisée
largement par la communauté des sourds français ( constituée,
en grande majorité de sourds « pré-linguaux »
profonds ou de sourds de langue maternelle LSF ) . Encore faut-il, pour
que l’enfant acquiert cette langue, qu’il y “baigne” dès sa plus
tendre enfance et avec des interlocuteurs variés : ceci requiert
la participation des parents, bien sûr, mais aussi la mise en place
de vraies situations de communication avec des adultes sourds et
avec ses pairs (les centres d’action médico-sociale précoce
pour enfants sourds ont là, un rôle particulier à jouer
) . Tout comme les enfants entendants, ils ont besoin d’un « bain
de langage » pour s’approprier celui-ci .
Il apparaît
donc à tout intervenant auprès d’enfants sourds qu’il est
indispensable pour
leur développement équilibré qu’ils disposent
d’une langue première acquise le plus tôt possible . L’usage
de cette langue première permet d’éviter les troubles affectifs,
cognitifs et sociaux qu’éprouvent ceux qui en sont privés
: B. Virole (1), dans la revue de
l’association des communautés éducatives en 1995, disait
: « …mon expérience de clinicien d’enfants sourds montre que
beaucoup de troubles psycho-pathologiques dans
(1) docteur en psychologie et en sciences du langage
la petite enfance, sont dus au fait que ces enfants n’ont pas la capacité
de lier leurs éprouvés d’angoisse à des signifiants
linguistiques » ; on rencontre trop souvent, encore, des enfants
sourds privés de communication ( c’est-à-dire qu’ils n’ont
pas accès à la langue de leur milieu familial, la langue
commune de la société dans laquelle ils vivent ), qui ne
peuvent exprimer leurs joies ou leurs angoisses, qui ne peuvent entrer
dans le monde des apprentissages ou qui sont incapables de profiter de
la vie sociale et se trouvent donc complètement isolés .
la langue des signes : une langue à part entière
Les linguistes modernes ( et particulièrement C. Cuxac
(1), en France, qui reprend les travaux de Stokoe (2)
aux USA ) s’accordent maintenant à reconnaître à la
langue des signes un vrai statut de langue au même titre que les
langues dites orales, puisque, comme celles-ci, elle fonctionne selon une
double articulation (dans une langue orale, il s’agit de la plus
petite unité phonétique : le phonème, et de la plus
petite unité de sens :
le monème ) .En langue des signes, il s’agit d’une part
: des paramètres de formation des signes (configuration de la main,
mouvement, emplacement, orientation, expression du visage ) et d’autre
part de la valeur sémantique du signe .
La mise en mémoire des signes lexicaux de la LSF utilise donc
à la fois un classement kinématique ( paramètres de
formation des signes ) et un classement sémantique par analogie
des traits formels des signes, aux objets et concepts désignés
.
Parallèlement , il est maintenant acquis que la langue
gestuelle témoigne d’une organisation cognitive et représentative
de la réalité qui ,en soi, constitue une référence
culturelle autonome : ce qui ne signifie pas qu’elle ne peut pas être
partagée .
La LSF a une histoire longue et douloureuse : sa structure et son évolution
au cours des siècles et au travers de l’adversité (on
a vu plus haut comment elle fut réprimée ) sont d’une certaine
façon, les témoins ou les garants d’un système culturel
spécifique .
( études de
Cuxac en 83 et Sacks (3) en 90 ) .
Des travaux psycholinguistiques ( U . Bellugi (3) en 1990 ) semblent prouver que les informations visio-spatiales sont meilleures chez les enfants sourds que chez les entendants : il n’est pas absurde de supposer qu’ils les développent par compensation de leur déficience auditive.
(1) linguiste
à Paris V (2 )linguiste américain
(3) linguistes et chercheurs sur la langue des signes
Sur le plan des apprentissages, des études américaines
(Conlin et Paivio 1975 (1)) ont montré que le caractère iconique
des signes facilitait leur acquisition .
Les opérations cognitives de l’enfant sourd , « signeur
» ou de langue maternelle LSF, seraient construites sur des
processus de traitement d’images, puis de leur abstraction en icônes
et enfin de leur manipulation au sein de schémas cognitifs
: il n’y a qu’un pas à franchir pour dire que la LSF leur est donc
indispensable comme support de pensée et nous le franchirons sans
difficulté en nous appuyant sur les recherches de Benoît Virole
.
Dans « Psychologie de la Surdité », il affirme que
certains enfants sourds, qui ne semblent pas tirer profit des sollicitations
audio-phonologiques, développent alors de façon précoce
le langage gestuel . Souvent sourds profonds, leur développement
cognitif a privilégié naturellement les indices visuels et
leur a attribué une valeur sémiotique prépondérante
sur les indices acoustiques peu ou non perçus . L’ensemble de leur
développement langagier et cognitif, en particulier l’émergence
du langage intérieur, se construit sur des champs sémantiques
issus de la catégorisation opérée par les signes gestuels
.
Lorsque le besoin de représentation et de communication précoce
de l’enfant sourd est assouvi par l’usage, partagé avec les parents,
de la LSF, le désir de communiquer ne fait que croître .
Pour ce qui est des apprentissages, de façon globale ,
deux grands styles cognitifs existent et sont représentés
avec une proportion variable chez chacun d’entre nous. Le premier, dit
séquentiel, traite chaque élément de l’information
l’un après l’autre et le sens global n’émerge qu’après
la saisie de l’ensemble des informations . Ce style est donc étroitement
lié au temps : les objets sonores ayant une structure temporelle,
l’audition permet un développement privilégié de ce
style .
Par exemple, la lecture analytique demande le déchiffrage séquentiel
d’une chaîne de
graphèmes .
Le second style, dit simultané, privilégie les aspects
spatiaux : il est étroitement lié à l’espace et donc
à la vision comme capteur , il entretient des rapports privilégiés
avec le monde des images et des représentations iconiques (dont
la LSF fait partie) .
La surdité profonde, en rendant le canal auditif moins efficace,
voire inexistant, contribue fortement à orienter le développement
cognitif des enfants sourds vers une perception de style simultané
Des études de psycho-génétique ont affirmé,
dès la naissance, une prédisposition génétique
pour l’un ou l’autre style, qui se combine avec les influences du milieu
ou des conditions d’apprentissage : il y a un couplage dynamique entre
le style cognitif et les
(1) linguistes et chercheurs sur la langue des signes
moyens d’informations d’une culture donnée .
On peut donc aider l’enfant dans ses apprentissages si la LSF est utilisée
comme langue privilégiée .
langue des signes et apprentissages
Des études québécoises (1) ont montré une
supériorité en lecture et en écriture des apprenants
sourds nés de parents sourds par rapport à ceux nés
de parents entendants : ces résultats permettent d’attirer l’attention
sur le bénéfice d’un apprentissage précoce de la langue
signée . De même, ces études soulignent l’importance
de renforcer les connaissances de la langue signée et le sentiment
d’identité sourde chez les enfants qui majoritairement naissent
dans des familles entendantes .
Grâce à la LSF , le jeune sourd est témoin de son
acte de “parole“ et il peut le contrôler, lui aussi dans un “ feed
back” interne : si “parler, c’est s’entendre” pour le locuteur de langue
vocale, “parler, c’est se voir” pour le locuteur de LSF (2) .
S’il apprend aussi le français écrit ou oral, selon ses
capacités ou ses motivations, il va entrer dans cette catégorie
d’élèves “bilingues”, de plus en plus nombreux dans nos classes
même si leur bilinguisme est différent ( langue maternelle
et français pour les enfants de familles migrantes ) . Il faudra
à ce moment être attentif à ce que ce bilinguisme ne
devienne pas soustractif .
Car on parle de bilinguisme soustractif lorsque le rapport des forces
linguistiques oblige les locuteurs à apprendre la seconde langue
dans un contexte qui dévalorise leur
langue maternelle (c’est quelquefois le cas pour des familles migrantes
dont la langue maternelle est rejetée par le pays d’accueil ) ;
mais si , contraints par l’histoire les sourds français ont fait
l’expérience de ce bilinguisme soustractif, de nos jours la
LSF
est davantage méconnue que dévalorisée . L’exemple
suédois est instructif lui aussi : les programmes officiels reconnaissent
à la langue des signes une fonction primordiale pour l’acquisition
des connaissances et pour la communication spontanée, alors que
la langue suédoise remplit les fonctions d’une langue écrite
tout en réservant une place à l’apprentissage de l’oral
dans la mesure des possibilités de l’enfant .
l’intérêt du bilinguisme
On notera ici qu’il existe très peu d’écrits en français
sur la pensée des sourds et l’implication de la LSF dans la construction
de cette pensée .
(1) Kampfe et Turcheck 1987 (2) Danièle Bouvet dans « La parole de l’enfant sourd »
En effet, comme l’a remarqué Cyril Courtin (1), dont c’est le
sujet de recherche, la plupart des études sur ce sujet sont d’origine
anglo-saxonne .
On peut bien sûr citer Oléron (2) , auteur de plusieurs
études sur les capacités psychologiques et intellectuelles
des “sourds-muets” .Il attribuait aux enfants sourds des possibilités
linguistiques inférieures à celles des entendants ; pour
lui ces enfants ne raisonneraient que sur du concret, ce qui induirait
un retard de développement .
Cyril Courtin s’est récemment penché sur ces travaux pour
en faire une “relecture critique” .S’appuyant sur des études américaines,
il constate que les enfants sourds ayant les meilleurs résultats
aux tests de développement intellectuel, sont ceux dont les parents
ont adopté une communication gestuelle et ont établi une
interaction avec eux .
Après analyse de ces études, C.Courtin reconnaît
que Oléron avait raison de penser qu’un instrument symbolique manquait
aux enfants sourds qu’il avait testés, et que cet instrument est
le langage ; mais, à la différence de Oléron, il affirme
que ce langage peut être gestuel, et non exclusivement oral .
La surdité de l’enfant n’est pas uniquement une déficience
sensorielle, elle induit une organisation globale de la personne dans ses
différents aspects cognitifs et affectifs et a des répercutions
familiales d’une grande ampleur qui influent en retour sur l’ensemble de
son développement .
La soif de langage de l’enfant pour pouvoir s’exprimer, le développement
de la conscience métalinguistique, de l’ouverture culturelle, de
la cognition et de l’épanouissement sont autant de raisons qui plaident
en faveur de l’apprentissage précoce d’une langue pour l’enfant
sourd .
D’après Chomsky (3), l’enfant à une capacité innée
au langage , particulièrement quand il est en groupe : il n’y a
qu’à observer ce qui s’est passé au Nicaragua quand
des enfants sourds d’horizons différents ont été rassemblés
dans une même école ; ils n’avaient jusque là utilisé
qu’un code rudimentaire dans leur famille ; des linguistes américains
ont pu être les témoins de l’émergence en premier lieu
d’un “pidgin”(code créé pour communiquer avec du vocabulaire
et peu de grammaire), puis au fil des années , d’un « créole
» (langue qui ne circule qu’au sein d’une communauté, mais
avec une grammaire ) pour enfin voir sous leur yeux apparaître une
vraie langue des signes partagée par tous les membres de la communauté
sourde et transmissible d’une génération à l’autre,
voire à des entendants .
1 : chercheur au laboratoire cognition et communication, Paris V
2: dans les années 50
3 : Théorie du langage, Théorie de l’apprentissage 1982
Il apparaît que, très souvent, lors du test du bonhomme, chez les enfants sourds, le visage et les mains sont très détaillés ; ce n’est peut-être pas un hasard, si on sait que ce sont les signifiants majeurs du discours non verbal et que c’est à partir d’eux que l’enfant sourd cherche à donner du sens au monde de gesticulations silencieuses qui l’entoure .
Si l’on considère qu’une culture est l’ensemble des règles ,des codes de conduite et des valeurs idéologiques qui fondent une société , à condition que les parents la transmettent par une langue commune, on comprend tout de suite l’importance que la communauté sourde accorde à sa langue, véhicule de sa culture . Que les entendants le reconnaissent ou non , c’est cette expérience sociale commune, de la différence qui est l’élément fondateur de la culture des sourds et du vécu de leur identité de sourd .
Même s’il est très douloureux pour des parents d’admettre que leur enfant est différent au point de penser dans une autre langue que la leur , ils seront très certainement amenés à accepter la présence d’adultes sourds auprès de leur enfant puisque, comme on l’a vu plus haut, pour un grand nombre d’entre eux, elle est indispensable au développement harmonieux de sa personnalité et de son identité : en effet, même avec la meilleure volonté, ces parents, entendants à 95%, auront bien des difficultés à transmettre toutes les nuances d’une langue qui n’est pas la leur .
Les adolescents, particulièrement, auront besoin de s’identifier aux représentants adultes d’une communauté dans laquelle ils se reconnaîtront, à cet âge où, même les jeunes entendants rejettent le modèle de leur famille .
Comme le dit D. Bouvet : seule la LSF permet au sourd d’être au
clair avec son identité ;
ayant pu se développer harmonieusement dans son être de
sujet “parlant”, il se sait sourd
et un être de parole à part entière . Il s’agit ,bien
sûr, de ces enfants dont parlait
plus haut B. Virole, qui n’ont pour vrai langage de pensée que
la LSF .
Empêcher un être humain de rêver, le rend fou paraît-il
? Je fus moi-même le témoin
d’un rêve en langue des signes chez un petit enfant sourd de
3 ans, profondément endormi (certains parlent en dormant, d’autres
signent en dormant.....) . Cet enfant construisait donc bien sa pensée
en langue des signes .
A nous de mettre en place les meilleures conditions possibles pour
que cet enfant sourd, qui pense en LSF, bénéficie au maximum
de la présence d’un professionnel sourd dans sa classe et continue
ainsi de se construire comme être de pensée à part
entière .
CHAPITRE
III : POURQUOI UN PROFESSIONNEL SOURD ?
Je pose cette question dans le cadre de l’enseignement dans un
établissement spécialisé accueillant des enfants sourds
qui ne peuvent être intégrés dans des classes ordinaires
.Les enfants sourds de ces établissements, n’ont pas une communication
très satisfaisante . C’est évidemment dans cet optique que
se place la collaboration entre le professionnel sourd et l’enseignant
entendant .
Si la LSF est avant tout un moyen de communication optimal pour comprendre
et se faire comprendre, savoir s’exprimer et acquérir le langage,
ces enfants ont besoin de la présence d’adultes sourds car d’un
point de vue psychologique et cognitif, ceux-ci utilisent la langue des
signes comme vecteur de transmission des connaissances et au niveau psychologique,
ils jouent le rôle de miroir social . Sans elle , ils ne seraient
pas des êtres de langage, ils pourraient perdre confiance dans leur
capacité à penser et dans l’acquisition des connaissances
.
“Les acquis culturels nécessaires à l’adaptation de l’homme,
ne se découvrent pas mais se transmettent “ dit Brunner (1) .
Quant à Vygotsky (2), il pense que “sans socialisation, il n’y
a pas de développement de l’intelligence”
Mais alors, pourquoi ne pas utiliser, en classe, les services d’un interprète (traducteur neutre ) ou d’un interface de communication ( personne connaissant la LSF, mais pouvant aussi servir de médiateur ) si les élèves et l’enseignant n’ont pas la même langue de communication ? Outre les arguments développés ci-dessus en faveur de la présence d’un professionnel sourd , je rapporterai simplement l’observation que j’ai pu faire de ce genre de pratique dans des classes spécialisées de collège (de la 6ème à la 3ème ) dans lesquelles l’enseignement du français était dispensé par des professeurs ne pratiquant pas la LSF . L’interface de communication étant seule à comprendre les interactions entre les élèves, l’enseignante complètement exclue de ces échanges, passait son temps à demander à l’interface ce qui se “signait” .D’autre part, constamment sollicitée par les élèves, c’est l’interface qui devenait l’interlocuteur et qui se substituait à l’enseignant pour ne pas laisser les élèves dans la détresse : je l’ai même vue dans l’obligation d’expliquer aux professeurs pourquoi tel ou tel exercice était plus difficile pour un enfant sourd que pour un entendant . Rappelons que la communication n’est pas seulement un échange d’informations : elle véhicule aussi de l’affect, elle est une intention tournée vers l’autre .
(1)psychologue
(2) chercheur russe, psychologue, linguiste et écrivain
Dans ce cas, comment accompagner un processus d’apprentissage
si on ne peut “entendre” son interlocuteur ? Quant à l’interprète,
qui lui aussi est ,de toutes façons un intermédiaire, par
définition, il ne faut pas oublier qu’il est là pour traduire
littéralement ce qui est dit par le professeur, mais que malheureusement
tous les élèves sourds n’ont pas le niveau de langue
des signes suffisant pour comprendre une explication dans un niveau de
langue soutenu, et qui ne pourra pas être adapté par l’interprète
dont ce n’est pas le rôle .On comprend bien ici la difficulté
de ne pouvoir enseigner de façon directe , c’est-à-dire en
ne s’adressant pas aux élèves mais en passant par un
tiers, et combien l’enseignement par un intermédiaire est périlleux
.
Un modèle
C’est sur la triade indissolublement liée “culture-langue-éducation “ que va reposer le développement de tout enfant et bien sûr aussi celui de l’enfant sourd . Or, si l’enseignant entendant a la qualification professionnelle pour enseigner, il ne suffira pas pour apporter aux élèves une langue des signes parfaite . Il ne sera pas non plus le “miroir social”, que l’adulte sourd sera pour l’enfant sourd .
Les témoignages ne manquent pas : “ allons-nous “mourir ou guérir” quand nous serons grands ? “ se demandent les enfants sourds ; un jeune sourd qui vit isolé, c’est-à-dire sans contact avec d’autres sourds, au sein d’une famille entendante, ce qui est le cas pour la majorité d’entre eux, pense qu’il va mourir ou bien qu’il deviendra entendant en grandissant, puisqu’il ne rencontre aucun sourd adulte qui, comme ses parents, aurait une vie familiale et professionnelle . Il se crée alors une cassure dans la communication parents-enfant, qui ne se comprennent pas les uns les autres .
Il faut bien reconnaître, qu’il subsiste un risque de malaise
chez ces enfants qui sont à la frontière de deux cultures
.On peut comparer cette situation à celle des enfants de familles
migrantes, qui vivent, à la maison, selon les règles d’une
culture et selon celles de la culture du pays d’accueil, à l’école
. Ce malaise peut être atténué lorsque les parents
sont amenés à rencontrer les professionnels sourds qui travaillent
avec leur enfant dans l’établissement qu’il fréquente, voire
s’il leur est possible, comme cela se fait quelquefois, d’apprendre la
langue des signes avec ces mêmes professionnels lors de moments privilégiés
de rencontres parents-sourds adultes .
Bien sûr cela demande aux parents un gros effort d’acceptation
des conséquences de la déficience auditive de leur enfant
et le chemin est difficile quand ils se trouvent dans la situation de donner
à leur enfant, une langue maternelle qui n’est pas la leur.
La prise de contact précoce avec un professionnel sourd pourra permettre plus facilement l’acceptation par les parents de la surdité de leur enfant : d’une part, elle pourra éviter une trop grande cassure dans la communication parents-enfant, puisque les parents pourront rapidement entrer dans un autre mode de communication que l’oral qui est leur mode habituel . D’autre part cette “confrontation” à l’adulte sourd leur permettra de projeter positivement leur enfant dans l’avenir . En effet comment peut-on accompagner un enfant dans son développement, si l’on ne peut l’imaginer dans son devenir ?
Bien sûr , l’adulte sourd ne doit pas seulement être un modèle, un support de projection pour l’avenir de l’enfant mais aussi le vecteur de transmission de la langue maîtrisée et de la culture (sous réserve d’une formation adéquate dont nous parlerons plus loin) : c’est une sorte de “passeur culturel” . Le problème de l’identification à un groupe distinct de la famille au moment de l’adolescence, et qui n’est pas spécifique aux sourds, sera tout de même particulièrement présent chez ceux-ci, qui auront à leur portée des groupes d’appui et d’appartenance dans la communauté sourde ( ses pairs et les adultes sourds, communauté d’appartenance naturelle pour ce qui concerne la langue ).
N’oublions pas, non plus, que l’enfant sourd ne peut s’approprier la
langue des signes que dans une relation suivie avec une ou plusieurs personnes
sourdes .
Comme tout enfant, l’enfant sourd a besoin d’un “bain” de langage pour
acquérir sa langue . Trop souvent, l’enfant sourd apprend des “signes
isolés” en LSF, et également en français oral.
Il n’a donc aucune trame précise et sûre pour lui permettre
de s’approprier le langage d’une manière fiable, contrairement à
un enfant entendant qui “reçoit” le langage dans sa forme globale
et finie .
La distinction entre développement actuel et zone proximale
de développement permet à Vygotsky d’affirmer que le médiateur
( l’adulte référent quand nous sommes à l’école
) doit situer son intervention dans la “Zone Proximale de Développement”
pour que l’enfant dépasse ses compétences actuelles grâce
à une activité conjointe avec le médiateur ou avec
d’autres enfants . Le médiateur doit également permettre
l’intériorisation des procédures acquises dans l’interaction
sociale pour que l’enfant puisse les mettre en oeuvre de façon autonome
.En effet , l’activité de médiation dans la zone proximale
de développement a pour conséquence , d’abord de permettre
à l’enfant de fonctionner avec autrui à un niveau supérieur
à ce qu’il était capable de faire seul, puis de fonctionner
seul à ce nouveau niveau . On peut alors dire que le médiateur
va donner du sens et créer des liens dans une construction-transmission
( sociale ) des savoirs .
On voit donc l’importance du rôle que peut jouer le professionnel
sourd-médiateur dans le développement cognitif de l’enfant
sourd .
C’est pourquoi, il semble indispensable, que, d’une part, l’enseignant
entendant maîtrise suffisamment la LSF, pour pouvoir jouer
ce rôle de médiateur, mais aussi qu’il puisse “travailler
cette médiation” conjointement avec l’adulte professionnel sourd,
afin d’optimiser la médiation auprès des jeunes sourds
.
D’autre part, comme le dit Nicole Tagger (1), dans la revue de
l’AIS, “l’apport des recherches psycho-linguistiques a été
de montrer que lorsqu’une première langue est bien établie,
l’apprentissage d’une deuxième se fait mieux ; et que par ailleurs,
l’intégration culturelle se fait mieux pour ceux qui ont une identité
culturelle forte” .
Accepter la surdité comme un état durable, comme un modèle
possible et acceptable d’une personne humaine, au même titre que
celui d’un entendant, cela implique pour tous, éducateurs et parents
d’ouvrir l’école aux adultes sourds . Mais quelle place doivent-ils
occuper ?
Actuellement, le professionnel sourd reste le pont entre le jeune enfant
et l’adulte sourd qu’il deviendra : selon les structures et les projets
de l’établissement ses fonctions et ses domaines d’activités
sont très variés . Mais, si le professionnel sourd doit,
comme je le pense, être pour l’enfant sourd, un sujet d’identification
et de projection pour son développement ultérieur, il faut
que ses compétences ainsi que l’utilité de sa fonction dans
l’établissement soient reconnues .
Si effectivement on rencontre depuis les années 80, des intervenants
sourds dans certains établissements comme auxiliaires d’enseignement
dans les disciplines de découverte du Monde ou comme conteurs, on
doit bien sûr se poser la question de leur formation pédagogique
: être sourd n’est pas une qualification en soi .
Or, on remarque, que parmi les sourds adultes, rares sont ceux qui
ont une réelle formation pédagogique : faute d’interprètes
à l’université, très peu de sourds ayant le baccalauréat,
accèdent à l’enseignement supérieur et à une
formation universitaire adaptée à la pédagogie ( sciences
de l’éducation ou psychologie, par exemple ) .
Plus grave encore, le refus de l’Education Nationale de leur permettre
de se présenter au concours de l’IUFM, alors qu’ils sont titulaires
des diplômes requis, et se destinent, bien entendu, à l’éducation
des enfants sourds .
(1)orthophoniste, ancienne coordinatrice de l’option A au CNEFEI
Pourtant de plus en plus de sourds s’impliquent dans des groupes de
réflexion pédagogique et cherchent à améliorer
leur formation, mais celle-ci a un coût, et ils sont bien souvent
tributaires du bon vouloir de l’établissement où ils exercent
et où leur statut est quelquefois très fragile . En effet,
l’établissement qui les emploie peut subventionner leur formation
au CAPEJS ( certificat d’aptitude à l’enseignement pour les jeunes
sourds , niveau licence et 3 ans d’expérience ) ou à une
formation d’experts en LSF dispensée au CNEFEI .
Embauchés très souvent sans formation pédagogique,
confrontés sans préparation au projet pédagogique
et éducatif, les adultes sourds se sont parfois heurtés
aux professionnels entendants . Leur fonction n’est pas toujours clairement
définie à l’embauche et ils servent parfois de “ béquille“
au professionnel entendant . C’est donc par un travail commun au sein des
équipes que l’on peut faire avancer positivement la collaboration
entre sourds et entendants .
Des expériences bilingues
Danielle Bouvet et Marie-Thérèse Abbou
Il s’agit d’une expérience qui a déjà quelques
années, puisqu’elle se situe au tout début du “retour” de
la langue des signes , bien avant qu’elle ne soit officiellement admise
dans les écoles par la loi de 1991 . Cette expérience fut
menée à partir de 1979, conjointement par une orthophoniste,
D.Bouvet, et par une professionnelle sourde, M-T Abbou, avec cinq enfants
sourds profonds et un enfant sourd sévère, âgés
de quatre ans et demi à six ans . Ces enfants étaient tous
en grave échec de communication .
Le point d’appui de cette expérience fut de raconter quotidiennement
à ces enfants des contes en langue des signes et en français
oral, avec introduction de l’écrit . Au début, en racontant
des histoires aux enfants, les deux maîtresses recréèrent
un climat de communication préverbale par des mimiques , les attitudes
corporelles, les intonations, les gestes : ils découvrirent ainsi
le plaisir de comprendre et de se faire comprendre ; ils trouvèrent
un statut de partenaire actif dans le dialogue et découvrirent une
image d’eux-mêmes positive et valorisante .
Cette nouvelle communication fut largement soutenue par l’intérêt
que les enfants portaient aux livres et à leurs illustrations .
Les histoires étaient donc racontées oralement par la professionnelle
entendante, sur un rythme ralenti et avec une intonation amplifiée,
et par la professionnelle sourde, en LSF .Elles avaient volontairement
choisi des contes traditionnels, sachant qu’ils reflètent les angoisses
et les dilemmes existentiels des enfants : le besoin d’être aimé,
la peur de n’être bon à rien , la peur de la mort (1) . Concrètement
et en résumé, la démarche fut la suivante : la maîtresse
sourde signait les phrases en LSF et montrait la correspondance des signes
avec les mots ou les groupes de mots écrits, puis la maîtresse
entendante disait les mêmes phrases à haute voix en montrant
aux enfants la correspondance entre ce qu’ils pouvaient voir sur les lèvres
et les mots écrits . Ensuite, il était demandé aux
enfants de reconnaître les phrases écrites . Les enfants devinrent
vite à l’aise dans ces activités de mémorisation et
commencèrent un travail de métacognition sur la langue ou
plutôt sur les langues puisqu’il s’agissait de comparaisons entre
les différents énoncés : écrits, oraux et signés
.
A partir de janvier 1982, les enfants commencèrent à
passer à l’énoncé écrit ; après
l’appropriation d’une nouvelle histoire les maîtresses demandaient
à un enfant d’expliquer quel passage qu’il avait préféré
; il s’adressait alors en LSF à la personne sourde qui reformulait
son énoncé que la maîtresse entendante traduisait en
langue orale, incitant l’enfant à le reconnaître en lecture
labiale avant d’aller écrire lui-même
(1) B.Bettelheim : Psychanalyse des contes de fées
cet énoncé
. A ce moment s’instaura une collaboration entre les élèves
afin de
rechercher les mots qu’ils ne savaient pas écrire et qu’ils
devaient, soit chercher dans d’autres histoires, soit demander aux maîtresses
.Lorsque l’expérience prit fin en 1985, D.Bouvet explique que les
enfants qui avaient bénéficié le plus précocément
de cette éducation bilingue pouvaient produire de façon autonome
des petites histoires parfaitement originales , c’est-à-dire sans
reprendre des phrases toutes faites tirées des histoires . Selon
elle, c’est bien cette éducation bilingue qui a permis aux enfants
, parce qu’ils ont reçu le modèle d’une personne sourde communicante,
qu’ils ont pu exister pleinement dans leur être de sujet de communication
. Elle affirme : “seule une éducation bilingue permet à l’enfant
sourd de recevoir les modèles de référence adulte
qui lui sont nécessaires pour se découvrir et s’identifier
aux personnes des deux mondes auxquels il appartient” .
L’école Laurent Clerc à Champ sur Marne
Dans cette école, le bilinguisme s’appuie sur une première
langue : la langue des signes . Le principe est que cette langue est utilisée
par la famille et par l’école . En classe la LSF est utilisée
comme langue servant aux apprentissages . La deuxième langue est
le français écrit ; l’apprentissage oral du français
se fait principalement lors des rééducations orthophoniques
. En classe, la langue des signes est utilisée pour parler du français
écrit . Les leçons de lecture notamment se déroulent
en binôme, un enseignant entendant signeur et un enseignant sourd
embauché pour sa grande maîtrise de la LSF et sa connaissance
de son fonctionnement syntaxique .On cherche à faire comprendre
à l’enfant comment fonctionne l’écrit par rapport à
la langue des signes .
Ce mode de fonctionnement prend appui sur les propos de Cuxac : “l’enfant
sourd dans un centre pratiquant une éducation bilingue, sait une
multitude de choses que le petit enfant sourd du même âge ayant
été scolarisé dans un centre oraliste ne soupçonne
même pas . Il sait, au même âge que les enfants entendants,
à quoi sert le langage et quelles sont ses fonctions .”
Arguant des études de Kampfe et Turcheck (1), selon lesquelles
les enfants sourds de familles sourdes obtiennent des résultats
en lecture et en écriture supérieurs à ceux des enfants
sourds de familles entendantes et que ces résultats ne sont pas
dépendant de la langue signée mais de la maîtrise d’une
langue naturelle, l’école insiste sur l’aspect bénéfique
de l’apprentissage précoce de la langue des signes .
C’est pourquoi, les enseignants sourds et entendants travaillent en
étroite collaboration car l’écrit français reste une
seconde langue avec toutes les dimensions linguistiques et culturelles
que cette position implique . Même si cette collaboration porte ses
fruits , l’équipe reconnaît qu’il lui reste du travail dans
(1) Lecture, écriture et surdité : ouvrage collectif québécois
l’analyse des spécificités structurelles de la LSF et
du français et de la production d’écrits . (Actes de lecture
, sept 2000)
Petites observations
Je vais ici rapporter quelques expériences observées
dans des écoles pour enfants sourds , au cours de stages ou de visites
.
Sourd oui, mais non formé .
Lors d’un stage effectué dernièrement dans un centre affichant la volonté de faire entrer la langue des signes dans son enseignement , j’ai rencontré un jeune sourd diplômé d’une maîtrise AES ( Administration Economique et Sociale ) que l’on avait chargé d’enseigner les mathématiques à des classes de jeunes sourds (de la 6ème à la 3ème) ! Plein de bonne volonté et ravi de travailler avec des sourds, il n’avait aucune difficulté à communiquer avec eux . En revanche , il n’avait, d’une part, pas la formation adéquate en mathématiques et d’autre part aucune expérience pédagogique de cet enseignement . N’est-il pas malhonnête vis à vis de ces jeunes de leur proposer un substitut sourd de professeur ?
Dans une autre école de ma connaissance, on “abandonne” l’enseignement des disciplines de découverte du Monde aux professionnels sourds . Après une concertation très courte avec l’enseignant entendant, le professionnel sourd, qui n’a pas de formation pédagogique mais le plus souvent une formation d’éducateur ou de professeur de LSF, prend seul la classe en charge pour enseigner l’éveil .
Si en effet on doit admettre qu’il est le mieux placé pour apporter
les signes rigoureux qui se rapportent à ces matières, il
faut bien reconnaître qu’en revanche, on prend dans ce cas le risque
d’une pédagogie sans intérêt, voire de transmission
d’erreurs, comme il m’est malheureusement arrivé de le constater
.
Toutefois, il existe aussi dans cette école une expérience
très intéressante de débat hebdomadaire avec des enfants
de cycle 3 : un professeur de langue des signes sourd anime chaque semaine
un débat sur l’actualité de la semaine écoulée
. On connaît la difficulté des sourds à accéder
à l’information concernant les actualités sociales ou les
événements mondiaux ; il est donc très important pour
ces enfants de pouvoir échanger, réajuster, comprendre le
flot d’informations très souvent visuelles
( en provenance de la télévision ) qu’ils n’ont pu assimiler
comme le font les enfants entendants . Le professeur sourd est là
pour leur servir de médiateur par rapport à cette information
non “digérée” et pour apporter les signes adéquats
à propos de cette actualité .
Lors d’un autre stage, j’ai pu assister à un cours de LSF donné par un professeur de LSF à de jeunes sourds de collège . Il s’agissait d’un travail de réflexion sur la structure de la langue des signes (les paramètres, l’analyse des signes, la structure grammaticale de la langue ) .Il paraît logique que , de la même façon que nous étudions la grammaire française, les jeunes sourds puissent avoir une réflexion métalinguistique sur leur langue . Il est probable aussi qu’en réfléchissant sur leur langue avec des spécialistes ils se maintiendront à un niveau de langue assez élevé, alors que sans cela ils risquent d’utiliser une langue appauvrie .
L’an passé , j’ai moi-même fait cette drôle d’expérience
de travailler en collaboration avec un professionnel sourd ; remise de
ma première surprise, nous avions d’un commun accord divisé
notre travail en plusieurs temps .S’agissant d’enfants assez jeunes, ils
ne possédaient pas parfaitement la langue des signes et nous avions
donc prévu un temps hebdomadaire individuel avec le professeur sourd,
pour chaque enfant afin qu’il perfectionne son expression dans cette
langue . Une heure et demie par semaine était réservée
aux activités de découverte du Monde, en mode bilingue, c’est-à-dire
que j’oralisais et j’écrivais alors que le professeur sourd signait
: ce temps fut beaucoup utilisé pour les sorties et visites diverses
. Une autre heure était alternativement consacrée au travail
de comparaison du français écrit et de la langue des signes,
ou à un travail dans la bibliothèque de l’école
: apprendre ce qu’est un livre , le respecter, “écouter” une histoire
en LSF, chercher des documents se rapportant aux séquences d’éveil
.
Nous n’avions malheureusement , qu’une heure par semaine, prévue
dans l’emploi du temps pour préparer notre travail commun .
Questions à des professionnels sourds
Me préparant à travailler avec des professionnels sourds
, je me suis demandée quel était leur avis sur le sujet ,et
j’ai donc soumis un questionnaire à ceux que j’ai pu rencontrer
dans les écoles et à ceux qui viennent en stage de formation
“Expert en LSF “ au CNEFEI . Plusieurs points émergent .
Tout d’abord, il apparaît qu’ils ont été
embauchés parce qu’ils sont sourds ( la surdité est-elle
une compétence en soi?). Mais s’ils sont quelquefois éducateurs
ou professeurs de langue des signes ,aucun n’a la formation pédagogique
réellement adéquate .
Rares sont ceux qui travaillent le français écrit
en comparaison avec la langue des signes et en collaboration avec l’enseignant
entendant .
Tous se plaignent du peu d’heures de concertation avec l’enseignant
entendant et, souvent abandonnés seuls dans la classe, ils se demandent
comment les perçoivent réellement les professionnels entendants
.
Sans exception, ils ont une grande soif d’informations pédagogiques
et d’échanges à la fois avec les professionnels sourds et
entendants sur les questions pédagogiques .
CHAPITRE V : QUELQUES PROJETS
Un bain de langage
Comme nous l’avons vu plus haut , le bain de langage en langue des signes,
si ce bain est apporté par des interlocuteurs sourds ou maîtrisant
bien la LSF, va permettre à l’enfant sourd, non seulement de pouvoir
communiquer avec son entourage, mais aussi d’assurer son développement
cognitif pour ou par la connaissance du monde qui l’entoure . Il
n’y aurait pas accès sans la langue des signes, car, pour certains
enfants sourds, la réception du message oral est très aléatoire
et ne lui donne donc pas la possibilité de percevoir facilement
les enseignements dispensés . Enfin, elle va lui permettre de vivre
des relations privilégiées avec ses pairs . N’oublions pas
non plus, que, s’il est en contact avec des adultes sourds et entendants
signeurs, il bénéficiera, comme tout enfant entendant, des
apprentissages fortuits, c’est-à-dire qu’il recueillera des informations
de conversations qui ne lui sont pas adressées directement .
Dans mon dernier chapitre, je me propose donc d’essayer de construire
un projet incluant la participation active de mon futur collègue
sourd .
Comme le dit Danièle Bouvet, ce n’est pas parce qu’un enfant
sourd est peut-être capable de produire des phrases correctes ( sujet,
verbe, complément ) que son énoncé nous “dit” quelque
chose . Ainsi qu’elle le fait remarquer, la réponse est souvent
peu adaptée à la question et la phrase , vide de sens . L’apprentissage
du code oral ne signifie malheureusement pas automatiquement, la compréhension
du fonctionnement de la langue . C’est là que peut être mis
en place un travail efficace de collaboration entre le professionnel entendant
et le professionnel sourd afin d’établir une comparaison fructueuse
entre le fonctionnement de la langue des signes et celui du français
. Je ne reviendrai pas sur le travail , évoqué plus haut,
d’apprentissage de la lecture à des enfants sourds, conjointement
par D. Bouvet et M.T Abbou . Il peut, bien sûr être réinvesti
dans les classes : il présente l’avantage d’inviter les enfants
à réfléchir à la structure du français
et d’avoir , grâce à la langue des signes, leurs premières
expériences de métalangage .
En effet, le français, pour un enfant sourd profond, ne s’apprend
pas comme une langue maternelle, mais plutôt comme une langue seconde
. Quand un enfant entendant apprend l’anglais à l’école,
l’apprentissage ne se fait pas par un “bain de langage”, mais bien en apprenant
le vocabulaire mais aussi la syntaxe de cette nouvelle langue que l’on
ne possède pas encore . Alors la 1ère langue, le français
pour l’entendant qui apprend l’anglais et la langue des signes pour le
sourd profond qui apprend le français, servent de point de référence
pour l’apprentissage de la seconde langue . Les enfants sourds pourront
parler de cette nouvelle langue, en utilisant la LSF qui est leur 1ère
langue . Très tôt, c’est à dire au début du
cycle 2, les enfants sont capables de remarquer les différences
et les ressemblances entre les deux langues . Par exemple, ils sont capables
d’exprimer que la phrase “ le chat mange la souris” est écrite dans
un certain ordre avec un certain nombre de mots mais qu’en LSF l’ordre
des signes sera différent, ainsi que leur nombre . Je pense aussi
que l’on peut prévoir un travail en commun des deux professeurs
sur le sens des mots . Par exemple une idée en français peut
être signée de manière différente en LSF selon
le contexte ( “manger” ne sera pas signé de la même façon
si c’est un enfant un chat ou un poisson qui mange ) . Inversement, les
signes “chocolat” et “vide” sont identiques en LSF et ne seront différenciés
que par l’expression du visage et le contexte (homosignes comme les homonymes
du français) . De même nous savons que nombre de mots français
ont un sens propre et un sens figuré : la langue des signes comme
langue maternelle et outil de communication est nécessaire à
la compréhension du français écrit, elle amène
une réflexion métalinguistique sur l’une et l’autre langue
.
Mais chacun peut innover dans ce domaine : je ne citerai pour
exemple que ce travail observé dans une classe de cycle 2 ; il s’agit
pour des enfants sourds profonds, à partir d’une vidéo ou
d’un livre très documenté, dans un premier temps, de raconter,
de formuler l’histoire en LSF avec l’aide du professionnel sourd, puis
avec le professionnel entendant, de mettre en mots français cette
production .
Ou encore, de lire une phrase écrite puis d’être
capable de la signer, c’est à dire de montrer que l’on en a compris
le sens .
Réfléchir sur sa propre langue
Il me semble indispensable qu’à un moment de leur scolarité
les jeunes sourds soient amenés à une réflexion métalinguistique
sur leur propre langue . Tout comme les jeunes entendants qui reçoivent
un enseignement du français , il est normal que les jeunes sourds
reçoivent un enseignement de la langue des signes . Cela ne
peut qu’améliorer la connaissance du fonctionnement de leur langue
et de ce fait, en leur permettant une meilleure utilisation, les amener
à une réflexion de meilleure qualité et à une
construction de la pensée plus efficiente : il est important de
connaître sa langue pour se l’approprier correctement . Le professeur
de langue des signes est là pour inciter les jeunes, déjà
en possession de la LSF, à prendre conscience que leur mode de communication
est une langue avec des règles
( configurations, paramètres, orientation, espace...) et que
celles-ci doivent être respectées . En effet, sans cette précaution,
on prend le risque de voir apparaître des codes propres à
des minorités régionales ou culturelles, ou de voir la LSF
s’appauvrir, voire disparaître, puisqu’elle n’est plus transmise
par les jeunes adultes sourds à leurs pairs plus jeunes dans ces
grands instituts où tous étaient internes .
Qu’enseigner en Langue des Signes ?
On a souvent remarquer un manque d’information pour les enfants sourds
: ils sont en effet privés de tous ces apprentissages fortuits que
font les enfants entendants .
Or sans information sur le fonctionnement du monde qui l’entoure, l’enfant,
sourd ou entendant, peut-il apprendre ?
Il me paraît donc primordial de ménager des temps de communication
en langue des signes, pour que les enfants sourds échangent leurs
expériences, se posent des questions sur le monde qui les entoure,
questionnent les adultes sourds sur ce qui leur pose problème dans
la société ou dans l’actualité, mais aussi apprennent
à s’écouter les uns les autres . Malheureusement, au cours
de mon expérience, j’ai pu constater que les enfants sourds, s’ils
n’ont pas une communication commune avec leurs parents, savent très
peu de choses de la vie quotidienne et de la vie sociale .
Ces séquences pourront, il me semble, être menées
par le seul professionnel sourd, alors que les temps d’éveil enseignés
en LSF devront, aussi longtemps que la formation pédagogique des
professionnels sourds ne sera pas suffisante, être soigneusement
préparées en étroite collaboration entre les deux
professionnels . Il me semble indispensable que les séquences sur
la découverte du Monde soient faites en mode bilingue, car je vois
mal les enfants découvrir réellement le Monde au travers
d’une langue orale qu’ils ne maîtriseraient pas . A cette occasion,
je dois préciser qu’il est indispensable que toutes les sorties
pédagogiques ( et elles sont encore plus nombreuses que dans les
classes d’entendants, car les enfants sourds ont encore plus besoin de
voir pour asseoir leurs connaissances ) doivent être accompagnées
par les deux professionnels, car aussi bon que soit le niveau de langue
des signes de l’enseignant entendant, il ne pourra transmettre intégralement
et fidèlement les informations apportées lors de ces expériences
; ceci ne va pas, bien sûr, sans un grand respect de chacun
des adultes envers l’autre ,voire sans une certaine complicité de
travail . (cf le paragraphe sur la concertation ) .
Tout ce travail s’inscrit, bien entendu, dans le respect des instructions
officielles qui précisent pour les compétences langagières
que “l’enfant doit pouvoir formuler une idée, relater des événements,
décrire des situations, inventer ou modifier des histoires “. Quant
à la découverte du monde, elle implique que “ le maître
aide les élèves à appréhender le milieu dans
lequel ils vivent “.
S’il est bien un lieu où l’on doit tout faire pour que l’enfant sourd soit à l’aise, je crois que c’est la bibliothèque . Ce n’est pas un pari gagné d’avance car connaissant les grandes difficultés que beaucoup d’enfants sourds rencontrent avec l’apprentissage de la lecture, on comprend facilement que ce n’est pas un lieu qui va les attirer rapidement . C’est justement pourquoi je pense que c’est au professionnel sourd d’en donner les clés . Ayant l’exemple de leurs pairs adultes, lecteurs tirant visiblement satisfaction de leurs lectures, les enfants auront eux-mêmes envie de partager ce plaisir . Tout comme l’enfant entendant, le jeune sourd ne peut s’intéresser à l‘écrit que si on lui en montre l’importance . Que les enseignants sourds et entendants puissent trouver des informations intéressantes pour les élèves dans les livres ou les magazines, qu’ils puissent l’un et l’autre raconter des histoires qu’ils ont lues, et qu’ils donnent ainsi aux enfants l’envie de lire : voilà ce qui me paraît primordial .La bibliothèque pourra alors devenir un lieu de recherche de documentation demandée par l’un ou l’autre des professionnels . Bien sûr elle sera le lieu privilégié où l’on raconte des contes .Le conte occupe en chacun de nous une dimension particulière ; il existe un espace intérieur chez chacun de nous et inévitablement chez l’enfant sourd ;”les contes traditionnels sont le patrimoine culturel qui permet la formation de la personnalité “ nous dit Bettelheim ; ils donnent l’assurance que l’on peut réussir, ils prennent au sérieux les angoisses de l’enfant, son besoin d’être aimé et sa peur d’être peu considéré ; à ce titre le conte peut permettre à l’enfant de vivre ses émotions et ses fantasmes et donc de construire sa personnalité d’enfant sourd ( il pourra, par exemple, identifié la marâtre à sa mère qui ne signe pas, sans s’en sentir coupable ) . D’autre part, tout comme on raconte des histoires aux enfants entendants, pour qu’ils s’imprègnent aussi d’un niveau de syntaxe et de lexique plus élevé, on peut penser que voir des contes signés permettra au jeune enfant sourd de construire petit à petit sa langue des signes : car au même titre que toutes les langues maternelles le “bain de contes en LSF” permet à l’enfant sourd de structurer sa langue . J’espère donc pouvoir poursuivre et approfondir ma pratique de l’an passé, en concertation avec ma partenaire sourde en bibliothèque . Il s’agit, une fois par semaine, d’accompagner la classe à la bibliothèque-centre de documentation, avec les deux professionnels . Là, on peut laisser les enfants suivre leurs désirs, “regarder” des livres, ou, pour les plus grands demander une recherche de documents . Les deux adultes peuvent les guider discrètement dans leurs choix . Puis vient le moment du conte, choisit par les deux professionnels, mais raconté par le professeur sourd en LSF et par le professeur entendant à l’oral ou à l’écrit en français . Des livres peuvent être empruntés, rapportés en classe, comme support de lecture ou comme base de documentation .
Bien sûr, tout ce travail demande une bonne préparation
: il serait donc utopique de croire que l’on peut mener à bien ce
genre de travail sans que des heures de concertation y soit consacrées
. Il y a une quantité de savoir-faire et de connaissances à
partager entre professionnels sourds et entendants, tout en respectant
la spécificité culturelle de chacun : c’est là,
la richesse du vrai partenariat sourds-entendants . Sa particularité
réside dans le fait que chacun doit parcourir la moitié du
chemin pour comprendre l’autre et sa culture .
En effet, si nous enseignants sommes les référents de
l’enseignement et notamment du français écrit, le professionnel
sourd doit être le référent de l’enseignement de la
langue des signes . Mais il est aussi important de montrer aux élèves
que chacun des deux peut utiliser l’autre langue : l’enseignant entendant
peut aussi communiquer en LSF et le professionnel sourd sait lire et écrire
le français . Bien sûr on pourrait penser que le bilinguisme
va placer l’enfant dans une situation ambiguë dans laquelle il perdrait
ses références : je pense, au contraire qu’il trouvera une
cohérence à ce qu’on lui demande d’être bilingue, si
ses professeurs référents le sont aussi . C’est ainsi que
les enfants, voyant que les deux langues sont utilisées par
les deux professeurs, comprendront qu’il y a interaction entre les
deux mondes et non un cloisonnement : alors on pourra espérer pour
eux une meilleure intégration sociale .
Il reste de gros progrès à faire dans ce domaine
de la collaboration car les professionnels sourds, qui n’ont pas le même
statut administratif que les enseignants entendants, sont quelquefois considérés
comme des “sous-professionnels” . Or, la contribution des professionnels
sourds à la réalisation du projet pédagogique en milieu
spécialisé prépare, à long terme, à
une meilleure intégration sociale des sourds dans la société
. Il est important aussi de dire que le regard croisé des deux professionnels
sur un enfant, ne peut être que bénéfique à
celui-ci, dans la mesure où chacun apporte sa propre expérience
pédagogique et culturelle .
En référence à ma propre expérience, mais
aussi pour l’avoir entendu au cours de tous mes contacts avec les professionnels
sourds et entendants, nous devons constater une réelle carence en
“signes pédagogiques” . Tous se plaignent d’être entravés
dans leur enseignement parce qu’ils ne connaissent pas le signe de tel
concept mathématique ou celui de tel terme grammatical . Si ce manque
s’explique facilement par l’interdiction de la LSF durant des décennies,
la privant ainsi d’une vraie évolution pédagogique, on peut
déplorer que les grandes institutions d’enseignement de la langue
des signes ne se penchent pas très rapidement sur ce problème
en travaillant étroitement avec des pédagogues et des spécialistes
des
disciplines enseignées
pour constituer un lexique de référence, de façon
à éviter que
chaque école produise son petit lot de “signes pédagogiques”
parfaitement incompréhensibles par l’école du département
voisin .
Pourquoi la surdité est-elle si dérangeante ? Peut-être parce que c’est le seul handicap « contagieux » ; c’est un handicap que partage l’interlocuteur entendant, incapable de communiquer avec ce « sourd gesticulant » . A la différence de la cécité ou de la paralysie, la surdité rend la personne entendante handicapée.
Comme on l’a vu le bilinguisme ne peut se concevoir sans l’installation correcte de la langue première, support nécessaire au développement psychologique et social de l’enfant . Or, la redécouverte de la LSF depuis une quinzaine d ‘années et une meilleure prise en charge de la surdité font évoluer la pédagogie adaptée aux jeunes sourds . La LSF devient une langue à la fois outil de communication et aussi objet d’enseignement . Elle sert de point d’appui indispensable aux enfants sourds pour structurer leur pensée . Mais une langue n’est pas seulement un outil de communication, elle exprime une vision du monde, un découpage de la réalité riche d’informations pour les individus qui la pratiquent . La langue des signes est le ciment d’une communauté, elle est à la base de la culture sourde .
Pour toutes ces raisons, il est important qu’un professionnel sourd intervienne dans l’éducation des jeunes sourds . Toutefois, n’oublions pas les limites de cet engagement : la situation des adultes sourds aujourd’hui n’est pas toujours idéale en ce qui concerne le français écrit . J’ai pu constater à la lecture des questionnaires que je leur avais confiés, qu’il subsiste, pour certains des difficultés de compréhension et d’expression .
Cependant, l’analyse des observations que j’ai faites, montre la richesse
des apports de la langue des signes dans la pédagogie adaptée
aux enfants sourds et l’importance de sa transmission par les sourds eux-mêmes
.
Il est donc à espérer que lui soit reconnu officiellement
le statut de langue.
En attendant, il nous faut donc travailler en étroite collaboration
avec nos collègues sourds : les pistes de travail ne manquent pas,
la liste que j’en ai établie n’est certainement pas exhaustive .
Peut-être pourrons-nous ainsi préparer nos élèves
à une meilleure intégration sociale et professionnelle que
leurs aînés ?
La langue des signes, apportée par un professionnel sourd,
leur permettra de se forger une identité sociale positive alors
que l’image qui leur est actuellement renvoyée par la société
est celle du handicap .
BETTELHEIM, Bruno : Psychanalyse des contes de Fées , Editions Robert Laffont ,1976
BERTIN , Fabrice : Le rôle de la LSF dans le processus d’intégration
des jeunes sourds :
Mémoire de DEA 2000
BOUVET , Danielle : La parole de l’enfant sourd , PUF, 1982
COURTIN , Cyril : Pour une relecture des travaux de Pierre Oléron sur les enfants sourds : Bulletin de psychologie, 1996
COURTIN , Cyril : Surdité, Langue et Développement cognitif , thèse de psychologie, 1998
CUXAC , Christian : Accès au Français écrit et éducation bilingue de l’enfant sourd, Actes du congrès ACFOS , 1998
VERGNAUD , Gérard : Vygotsky , Pédagogue et penseur de notre temps, HACHETTE 2000
MAHE , Anne : Surdité, bilinguisme et voie directe, Actes de lecture, septembre 2000
VIROLE , Benoît : Psychologie de la Surdité , Editions DeBoeck,1996
VIROLE , Benoît : Importance de la LSF dans la construction du
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Communautés éducatives, juin 1995
Actes du colloque : « Enfant sourd, une personne en devenir »,
INJS de METZ, mai 1990
Actes du colloque : « Professionnels entendants, professionnels sourds et interprètes dans les Etablissements : pourquoi, comment ? Ecole D . CASANOVA, 1994
Dossier bilinguisme : Courrier de Suresnes , no 63, 1995